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Le serre-livres - Page 22

  • Une langue venue d'ailleurs

    S'agenouiller devant une langue comme devant une rose. La regarder de près jour après jour et lui trouver toujours autant, sinon plus d'éclat qu'aux premiers instants de la rencontre. Être fou de cette langue au point de dire à la face du monde qu'on l'a épousée. C'est toute cette incandescence qui flambe dans le livre d'Akira Mizubayashi, Une langue venue d'ailleurs. La langue en question n'est autre que la nôtre. L'auteur la découvrit au sortir de l'adolescence et se mit à l'aimer avec l'ardeur d'un jeune amoureux transi. Il lui rend un magnifique hommage. Il remonte à la source de cet amour. La lecture de quelques auteurs (Rousseau, Valéry, Péguy) devait changer à jamais sa vie. Ainsi que des sonorités, des intonations et une autre façon de dire le monde. Qu'exprime une langue, sinon l'âme du peuple qui la parle et l'a façonnée au cours des siècles ?

     

    Ces 263 pages ont été un pur bonheur de lecture pour moi, qui ne cesse de m'interroger sur le rapport mystérieux et complexe que j'entretiens depuis presque trente ans avec la langue allemande ! Je crois que tout ce qu'écrit Mizubayashi, je pourrais le reprendre à mon compte en changeant quelques noms de lieux et de personnes. Pour moi, les premiers enchanteurs s'appelaient Borchert ou Kleist ou Heine. La première ville allemande avec laquelle je tissai des liens étroits fut Leipzig. Comme Mizubayashi, j'ai l'impression d'avoir épousé une langue, d'en avoir fait à tout jamais mon indispensable compagne. À l'instar de l'écrivain japonais, je pourrais dire que je suis dans un entre-deux d'où je ne sortirai plus : n'étant pas réellement allemande, je ne suis plus tout à fait française. Il y a une dimension presque tragique dans ces engouements qui engagent tout votre être. Je comprends que Mizubayashi ressente le français comme une nécessité et qu'il aille jusqu'à dire que la perte de cette langue entraînerait la sienne. Tout cela trouve un écho en moi et m'a profondément remuée. J'ai aimé aussi ces pages où il est question de l'indéracinable « étrangéité ». Toujours, on reste légèrement à l'écart de la langue que l'on a choisi d'adopter. On s'approche de son cœur tout en restant un peu en dehors, malgré tous les efforts fournis. Et puis, cette autre façon de dire le monde implique nécessairement une autre manière de l'appréhender, qui ne sera jamais la nôtre, malgré toute la bonne volonté que l'on y mettra. D'où cet aspect tragique dont je parlais plus haut. Mais n'est-ce pas là ce qui rend l'amour encore plus précieux et plus profond ?

     

    Je vous souhaite une excellente année 2018, riche en lectures palpitantes !

  • L'altra verità, un très beau livre d'Alda Merini

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    Alda Merini a connu l'enfer de la psychiatrie. Internée en 1965 à la demande de son mari, elle ne sortira que dix ans plus tard des brumes de cet univers clos sur lui-même. Cet enfermement l'a à jamais meurtrie dans sa chair, mais l'auteure en fera, pour ainsi dire, l'expérience fondatrice, celle à partir de laquelle s'ouvrent tous les possibles, comme d'immenses fenêtres sur l'horizon. Une vie pleine de ruines, c'est encore une vie, c'est mieux que pas de vie du tout, semble nous dire la grande mélancolique de Milan dans son très beau « journal de captivité », L'altra verità. Diario di una diversa. Dans une langue éclatante de poésie, Alda Merini relate sans fard sa traversée du cachot. Elle subit les électrochocs, elle connaît l'abrutissement dû aux trop fortes doses de médicaments, ses nuits sont saccagées par les cris des autres. Elle se sent bien souvent veuve d'elle-même (vedova di me stessa, écrit-elle). Et pourtant, en elle, subsiste une flamme invincible. C'est ce qu'elle appelle l'esprit initial, ou encore l'esprit d'enfance. Celui dont elle est persuadée que rien ni personne ne peut le corrompre (« è ben difficile uccidere lo spirito iniziale, lo spirito dell'infanzia, che non è, né potrà mai essere corrotto da alcuno »). C'est un peu lui qu'elle retrouve à chaque fois qu'elle va se promener dans le parc qui entoure l'hôpital. Ici, elle a l'impression de côtoyer un reste du jardin d'Éden. L'herbe verte lui enseigne la confiance, les fleurs et les petits ruisseaux dessinent des miracles étincelants, posés comme des soleils sur un quotidien ravagé. Une part d'Alda Merini demeurera à jamais protégée des souillures de l'enfer. Elle s'éprend d'un autre patient, Pierre, et elle consacre des pages merveilleuses à cet amour qui ne prendra jamais corps dans la réalité. Une profonde mélancolie irrigue cette poésie somptueuse de féminité. Car Alda Merini fut femme jusqu'à la pointe de sa plume. On perçoit dans chacun de ses mots, et surtout dans ses poèmes, une sensualité ardente.

     

    Plus tard, l'auteure deviendra l'une des figures mythiques du quartier des Navigli, à Milan. Elle aimera passer des heures au bistro, à écouter les uns et les autres, à réchauffer son âme à celle d'autrui. Elle aimera boire des cafés, fumer des cigarettes, se nourrir de la vie comme elle va et ne va pas toujours, afin d'écrire, d'écrire encore et encore, jusqu'à épuisement. Dans des interviews un peu tristes, elle se plaira à répéter que si elle écrivit tant et tant de pages sur l'amour, c'est simplement parce qu'elle ne le connut jamais réellement. Alda Merini, la grande amoureuse privée d'amour. Toute son œuvre nous susurre ce vide et, en même temps, cherche à le combler.

  • Un certain monsieur Piekielny, de François-Henri Désérable

    À l'origine du livre Un certain M.Piekielny, de François-Henri Désérable, il y a un passage de La promesse de l'aube, la merveilleuse autobiographie quelque peu romancée de Romain Gary ! Quand on se penche sur les innombrables facéties auxquelles cet écrivain eut recours afin de colorer sa réalité, on n'est pas surpris d'apprendre que même dans ce récit autobiographique, il prend ses aises, passant quelques arrangements avec ce qui fut et le transformant si besoin en ce qui aurait pu être ! En ce qui fait mieux dans un livre, tout simplement ! Voilà, c'était Gary, un homme qui pensait que parfois, la pire des choses qui pût arriver à une question, c'était la réponse. Un type loufoque qui se disait que souvent, il était préférable de barrer sur le papier ladite réponse et de la réécrire tout bonnement, avec un peu plus d'imagination et de panache que la vie elle-même.

    Lorsque je découvris Gary, il y a un peu plus de vingt ans, je fus embarquée illico dans l'imaginaire flamboyant déployé dans son œuvre ! Ce fut une véritable révélation, au même titre que Thiéfaine quatre ans plus tôt. Très vite, je sus que cet auteur ne me quitterait jamais. Et je ne me trompais pas : aujourd'hui encore, il m'accompagne. Plusieurs portraits de lui ornent les murs de ma maison et des phrases entières de ses livres coulent dans mes veines. « Quelqu'un à aimer, c'est de première nécessité », « Avec l'amour maternel, la vie vous fait, à l'aube, une promesse qu'elle ne tient jamais », « J'avais tellement besoin d'une étreinte amicale que j'ai failli me pendre », « À quarante-quatre ans, j'en suis encore à rêver de quelque tendresse essentielle ». Tout cela, je le cite de mémoire, c'est comme inscrit dans mon ADN. Si je devais transcrire cela dans le langage cher à mes filles, je dirais : « Gary, c'est la base » ! Comme il me serait assez douloureux de formuler les choses ainsi, je préfère dire que Gary est un des piliers de ma vie !

    Cependant, contrairement à François-Henri Désérable, je ne tiquai pas, moi, sur le passage où il est question de monsieur Piekielny. Je dus prendre cela pour argent comptant, La promesse de l'aube ayant été le premier livre de Gary que je lus, en toute innocence, ne sachant pas que son auteur aimait brouiller les pistes, affabuler, amplifier, outrer ! Désérable, lui, fut intrigué par ce nom et décida de mener une enquête. Son livre, magistral (soit dit en passant!), est le résultat de cette enquête. Ses investigations vont le mener sur les pas de Gary et de cet énigmatique monsieur Piekielny, décrit comme une souris triste dans La promesse de l'aube. Je n'en révèle pas davantage, l'enquête doit se suivre page après page, il ne vous reste donc qu'à lire ce roman délicieusement foutraque dans lequel il fait si bon se perdre !

    À la fin, demeure un terrible point d'interrogation sur l'ultime geste de Gary. Pourquoi cette balle dans la bouche un soir de décembre 1980 ? François-Henri Désérable avance une hypothèse, et elle est amère, elle signifie l'impuissance de la littérature. Pourtant, à bien y réfléchir, si un livre peut sauver à jamais le nom d'une souris triste, la littérature est plus forte que l'oubli, elle en triomphe superbement. Tout comme l'œuvre de Gary triomphe à jamais de son geste désespéré.