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Le serre-livres - Page 22

  • L'altra verità, un très beau livre d'Alda Merini

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    Alda Merini a connu l'enfer de la psychiatrie. Internée en 1965 à la demande de son mari, elle ne sortira que dix ans plus tard des brumes de cet univers clos sur lui-même. Cet enfermement l'a à jamais meurtrie dans sa chair, mais l'auteure en fera, pour ainsi dire, l'expérience fondatrice, celle à partir de laquelle s'ouvrent tous les possibles, comme d'immenses fenêtres sur l'horizon. Une vie pleine de ruines, c'est encore une vie, c'est mieux que pas de vie du tout, semble nous dire la grande mélancolique de Milan dans son très beau « journal de captivité », L'altra verità. Diario di una diversa. Dans une langue éclatante de poésie, Alda Merini relate sans fard sa traversée du cachot. Elle subit les électrochocs, elle connaît l'abrutissement dû aux trop fortes doses de médicaments, ses nuits sont saccagées par les cris des autres. Elle se sent bien souvent veuve d'elle-même (vedova di me stessa, écrit-elle). Et pourtant, en elle, subsiste une flamme invincible. C'est ce qu'elle appelle l'esprit initial, ou encore l'esprit d'enfance. Celui dont elle est persuadée que rien ni personne ne peut le corrompre (« è ben difficile uccidere lo spirito iniziale, lo spirito dell'infanzia, che non è, né potrà mai essere corrotto da alcuno »). C'est un peu lui qu'elle retrouve à chaque fois qu'elle va se promener dans le parc qui entoure l'hôpital. Ici, elle a l'impression de côtoyer un reste du jardin d'Éden. L'herbe verte lui enseigne la confiance, les fleurs et les petits ruisseaux dessinent des miracles étincelants, posés comme des soleils sur un quotidien ravagé. Une part d'Alda Merini demeurera à jamais protégée des souillures de l'enfer. Elle s'éprend d'un autre patient, Pierre, et elle consacre des pages merveilleuses à cet amour qui ne prendra jamais corps dans la réalité. Une profonde mélancolie irrigue cette poésie somptueuse de féminité. Car Alda Merini fut femme jusqu'à la pointe de sa plume. On perçoit dans chacun de ses mots, et surtout dans ses poèmes, une sensualité ardente.

     

    Plus tard, l'auteure deviendra l'une des figures mythiques du quartier des Navigli, à Milan. Elle aimera passer des heures au bistro, à écouter les uns et les autres, à réchauffer son âme à celle d'autrui. Elle aimera boire des cafés, fumer des cigarettes, se nourrir de la vie comme elle va et ne va pas toujours, afin d'écrire, d'écrire encore et encore, jusqu'à épuisement. Dans des interviews un peu tristes, elle se plaira à répéter que si elle écrivit tant et tant de pages sur l'amour, c'est simplement parce qu'elle ne le connut jamais réellement. Alda Merini, la grande amoureuse privée d'amour. Toute son œuvre nous susurre ce vide et, en même temps, cherche à le combler.

  • Un certain monsieur Piekielny, de François-Henri Désérable

    À l'origine du livre Un certain M.Piekielny, de François-Henri Désérable, il y a un passage de La promesse de l'aube, la merveilleuse autobiographie quelque peu romancée de Romain Gary ! Quand on se penche sur les innombrables facéties auxquelles cet écrivain eut recours afin de colorer sa réalité, on n'est pas surpris d'apprendre que même dans ce récit autobiographique, il prend ses aises, passant quelques arrangements avec ce qui fut et le transformant si besoin en ce qui aurait pu être ! En ce qui fait mieux dans un livre, tout simplement ! Voilà, c'était Gary, un homme qui pensait que parfois, la pire des choses qui pût arriver à une question, c'était la réponse. Un type loufoque qui se disait que souvent, il était préférable de barrer sur le papier ladite réponse et de la réécrire tout bonnement, avec un peu plus d'imagination et de panache que la vie elle-même.

    Lorsque je découvris Gary, il y a un peu plus de vingt ans, je fus embarquée illico dans l'imaginaire flamboyant déployé dans son œuvre ! Ce fut une véritable révélation, au même titre que Thiéfaine quatre ans plus tôt. Très vite, je sus que cet auteur ne me quitterait jamais. Et je ne me trompais pas : aujourd'hui encore, il m'accompagne. Plusieurs portraits de lui ornent les murs de ma maison et des phrases entières de ses livres coulent dans mes veines. « Quelqu'un à aimer, c'est de première nécessité », « Avec l'amour maternel, la vie vous fait, à l'aube, une promesse qu'elle ne tient jamais », « J'avais tellement besoin d'une étreinte amicale que j'ai failli me pendre », « À quarante-quatre ans, j'en suis encore à rêver de quelque tendresse essentielle ». Tout cela, je le cite de mémoire, c'est comme inscrit dans mon ADN. Si je devais transcrire cela dans le langage cher à mes filles, je dirais : « Gary, c'est la base » ! Comme il me serait assez douloureux de formuler les choses ainsi, je préfère dire que Gary est un des piliers de ma vie !

    Cependant, contrairement à François-Henri Désérable, je ne tiquai pas, moi, sur le passage où il est question de monsieur Piekielny. Je dus prendre cela pour argent comptant, La promesse de l'aube ayant été le premier livre de Gary que je lus, en toute innocence, ne sachant pas que son auteur aimait brouiller les pistes, affabuler, amplifier, outrer ! Désérable, lui, fut intrigué par ce nom et décida de mener une enquête. Son livre, magistral (soit dit en passant!), est le résultat de cette enquête. Ses investigations vont le mener sur les pas de Gary et de cet énigmatique monsieur Piekielny, décrit comme une souris triste dans La promesse de l'aube. Je n'en révèle pas davantage, l'enquête doit se suivre page après page, il ne vous reste donc qu'à lire ce roman délicieusement foutraque dans lequel il fait si bon se perdre !

    À la fin, demeure un terrible point d'interrogation sur l'ultime geste de Gary. Pourquoi cette balle dans la bouche un soir de décembre 1980 ? François-Henri Désérable avance une hypothèse, et elle est amère, elle signifie l'impuissance de la littérature. Pourtant, à bien y réfléchir, si un livre peut sauver à jamais le nom d'une souris triste, la littérature est plus forte que l'oubli, elle en triomphe superbement. Tout comme l'œuvre de Gary triomphe à jamais de son geste désespéré.

  • Christoph Ransmayr, une rencontre...

    Christoph Ransmayr était l'un des invités du Livre sur la Place il y a quinze jours. Au cours d'un entretien passionnant avec Olivier Rolin, il nous a fait le don, dans un allemand d'une puissante beauté, de ses réflexions sur la vie, le temps et son amour des mots. Je buvais ses paroles ... et du petit-lait ! J'adore que les écrivains se livrent à des commentaires sur la langue, sujet qui me passionne moi aussi ! Christoph Ransmayr a expliqué que jamais personne ne s'était noyé dans le mot « mer », qu'aucun bateau n'y avait jamais fait naufrage, et que pourtant, le terme contenait en lui toutes les noyades et tous les naufrages... Il a également dit qu'il aimait se retrouver dans un pays dont il ne maîtrise pas la langue, que cet état le fait redevenir enfant, l'obligeant à demander régulièrement autour de lui : « Comment appelez-vous ceci ? Comment nommez-vous cela ? ». Toutes ces observations m'ont ramenée à mon propre rapport avec les mots et à l'émerveillement enfantin qui est le mien lorsque je découvre un nouveau terme allemand ou italien. De ces nouvelles sonorités, de cette graphie jusqu'alors inconnue de moi, je m'enrichis et m'enivre, c'est comme si le monde m'ouvrait davantage ses bras.

    Bref, là n'est pas le propos. À la fin du débat, je suis allée trouver Christoph Ransmayr pour lui acheter son dernier livre, Cox oder der Lauf der Zeit. Au passage, je lui ai dit qu'à ma grande honte je devais avouer que je n'avais lu aucun de ses livres. Loin de s'offusquer de mon inculture, il m'a répondu : « Mais pourquoi avoir honte ? Je ne suis pas le seul écrivain au monde ! Et, de toute façon, on ne peut pas tout lire ». Je venais d'obtenir confirmation de tout ce qu'il m'avait semblé deviner durant l'entretien entre Rolin et Ransmayr : l'écrivain autrichien est d'une grande sensibilité, il est par nature attentif à ceux qui l'entourent et le succès ne lui a pas donné le vertige. C'est avec beaucoup de tendresse dans la voix qu'il a évoqué son épouse disparue il y a dix ans, c'est avec beaucoup de tendresse dans le regard qu'il a écouté un monsieur lui parler d'un deuil récent.

    Et l'on ne sera pas étonné, en lisant Cox oder der Lauf der Zeit (en français : Cox ou la course du temps), d'y retrouver, entre autres, le thème du deuil et du temps qui passe. Cox, horloger célèbre dans le monde entier, est appelé à la cour de l'empereur Qianlong. Cox a perdu sa fille, qu'il adorait. Sa femme, rongée par le chagrin, s'est, depuis, murée dans le silence. Cox accepte l'offre de l'empereur et rejoint la cité interdite. Sa mission ? Fabriquer des horloges qui soient capables de rendre compte des différentes vitesses du temps, celui-ci ne passant pas de la même façon pour un enfant, un amoureux transi ou un condamné à mort. Cox va se lancer à corps perdu dans cette aventure. Il y mettra toute son énergie, mais aussi toute sa douleur, croyant parfois retrouver, dans son œuvre, l'âme de sa fille.

    Ce roman soulève de nombreuses questions : comment continuer à faire vivre nos disparus ? Comment appréhender le temps dans toute sa complexité et ses différentes vitesses : grand V quand nous sommes amoureux ou souhaitons retarder la venue d'un événement que nous redoutons, lenteur de l'enfance, etc. ? Qu'est-ce qui différencie le commun des mortels des puissants de ce monde ? La réponse est simple : rien, absolument rien ! Face aux grandes interrogations, nous sommes tous identiques, fragiles, minuscules.

    Le tout posé sur un doux écrin : la langue de Ransmayr est brûlante de poésie. À chaque page ou presque, des descriptions de paysage nous transportent. De la rosée perle sur la course du monde ou bien une neige immaculée lui rend son innocence, un ruisseau murmure à l'oreille d'un pré.

    Un roman magistral !