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Le serre-livres - Page 18

  • Du hättest gehen sollen, un récit de Daniel Kehlmann

    Il règne une atmosphère étrange dans cette maison que le narrateur et sa femme, Susanna, ont louée pour y passer des vacances. Lui veut profiter du silence qui l'entoure pour travailler à un scénario qui lui donne du fil à retordre, elle veut simplement se reposer en compagnie de son mari et de leur fille âgée de quatre ans, Esther. Mais, très vite, tout s'avère extrêmement contrariant dans cet environnement hostile : des cadres qui étaient au mur la veille encore disparaissent, un autre apparaît là où il n'y en avait pas, un robinet semble s'être déplacé d'une bonne vingtaine de centimètres pendant la nuit. Le narrateur se met à faire des rêves angoissants. Son reflet est absorbé par le miroir, il ne s'y voit plus.

    Et la santé de ce couple dans tout cela ? Chancelante. Une intimité qui finit par confiner au dépaysement total : ces deux-là se connaissent si bien qu'ils finissent par s'ignorer. Les disputes se répètent, jour après jour, sur un mode familier, vieux comme le monde pour ainsi dire. Elle a fait des études, pas lui. Il se sent humilié à chaque fois qu'un menu détail vient lui rappeler cet état de fait, par exemple lorsque Susanna emploie un mot qu'il ne connaît pas. Ce n'est pas qu'ils « se perforent en silence », comme dans la chanson de Brel, mais on sent qu'ils sont à un cheveu du désastre. Toujours au bord du gouffre, perchés sur de vertigineuses hauteurs d'où la moindre chute pourrait être fatale. Identiques, en somme, à cette maison qui fait si peur et où le moindre objet peut basculer d'un seul coup, sans que l'on sache par quel truchement, dans une sorte de cabinet d'horreurs. Daniel Kehlmann fait preuve d'une grande sobriété dans ce récit haletant : les descriptions sont succinctes, le trait n'est jamais forcé, et cependant, peu à peu, se dresse devant nous un tableau surchargé d'ombres.

    Du hättest gehen sollen, cela veut dire « tu aurais dû partir ». Avant qu'il ne soit trop tard, avant que l'étau ne se resserre. On sent que quelque chose d'irrémédiable se trame en coulisse et qu'il est trop tard, justement, pour échapper à la chape de plomb. On suppose qu'elle va finir par s'abattre sur l'un des trois protagonistes, ou même sur les trois à la fois. On ignore quand et sous quelle forme, et peut-être bien que Daniel Kehlmann, par un tour de force dont il a le secret, n'en dira rien ou pas grand-chose. Et c'est ainsi que la littérature est grande !

  • Ailleurs, de Richard RUSSO

    Ailleurs, de Richard Russo, c'est une écriture au souffle coupé, haletante, en proie à de brusques accélérations. Un rythme tendu, dicté par les événements extérieurs. Et l'événement majeur dans ce que dépeint Richard Russo ici, c'est sa mère ! C'est elle qui impose sa cadence à son fils et au récit qu'il livre. Elle ne s'en rend pas forcément compte. Elle est atteinte de toutes sortes de troubles obsessionnels compulsifs, mais à l'époque (les années 1950), on n'emploie pas cette expression pour désigner ce qui empêche cette femme (et son entourage) de mener une existence normale. On parle de crises nerveuses, sans se risquer à développer. Certains de ses proches disent qu'elle ne tourne pas rond, son ex-époux ira jusqu'à la traiter de cinglée, mais l'ignorance et le silence qui entourent le mal dont elle est affligée précipiteront sa « faillite mentale ». J'emprunte volontairement ces mots à Thiéfaine, et je pourrais en trouver d'autres dans son œuvre : « nuit carcérale » me semble parfaitement adapté aussi. Quel enfer fait-on subir aux autres quand on souffre de ces troubles ? Quel enfer subit-on soi-même ? Ces questions ne sont jamais posées directement par Richard Russo, mais elles traversent tout le livre, elles en imprègnent la substance. En tant que lecteur, on peut parfois être oppressé par la vitesse à laquelle s'enchaînent les situations, mais quelque chose - un mystère, sans doute - nous amène à concevoir, au fil des pages, une certaine affection pour cette femme. Peut-être, tout simplement, sent-on que les paradoxes et les démons contre lesquels elle se démène sont ceux qui nous taraudent, à une moindre échelle. Ou qu'il s'en faudrait de peu pour qu'ils n'aillent occuper toute la place dans notre cortex.

     

    Cette femme, Jean, force l'admiration. Elle nous donne à voir la perpétuelle lutte qu'elle mène contre elle-même. Et cela prend parfois des allures de torture, aussi bien pour elle que pour son entourage. On a du mal à la suivre, et on la suit quand même, comme le fait son fils. Pour sûr, en écrivant ce livre, l'idée de se poser en héros d'un quotidien lourd à porter ne l'a pas effleuré, il s'agit plutôt de poser à terre un bagage pesant, de s'en délivrer. Et d'explorer les liens opaques qui peuvent unir un fils à sa mère. Après tout, se demande-t-il, l'écriture, par ce qu'elle a de douloureusement obsessionnel, ne révèle-t-elle pas un dérèglement intérieur ? N'est-elle pas une façon de sublimer une multitude de tourments qui, si l'on n'y prenait garde, pourraient anéantir notre raison ?

  • Où il est question d'iris et de Francis Scott Fitzgerald...

    Toute fleur qui étincelle dans le soleil contient déjà sa flétrissure, celle dont elle mourra. Ces départs sans tambour ni trompette me bouleversent. Fragiles coquelicots qu'une bourrasque emporte, roses dont la splendeur s'éteint à peine éclose. Dans le village où j'habite, j'ai noté, la semaine dernière, la présence de somptueux iris mauves. Dans le chaud soleil de mai, ils semblaient presque rire. Le hasard d'une promenade m'a conduite de nouveau près d'eux aujourd'hui, et ils avaient déjà bruni, perdu de leur éclat. Cela ne me les a pas rendus moins dignes d'intérêt. Au contraire. J'ai toujours aimé les visages burinés, plutôt que les lisses, les rides plutôt que les surfaces planes. Les sillons de guingois, tout ce qui dit la fragilité qui se bat contre l'adversité. Je ne sais par quel étrange détour la meurtrissure de ces iris m'a ramenée à une découverte que je viens de faire : celle de l'œuvre de Francis Scott Fitzgerald. Jusqu'à présent, je m'étais surtout penchée sur la vie de cet écrivain. Je me laissais bercer par le chant contenu dans le titre Tendre est la nuit, mais je n'avais jamais cherché à aller voir plus loin. J'avais lu La fêlure à 26 ans, mais je crois que je n'avais pas assez vécu pour en saisir l'essentiel, à savoir ce message terrible qui nous est délivré dès la première ligne : « De toute évidence, vivre c'est s'effondrer progressivement ». Ou encore (cela dépend des traductions) : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition ».

    Peut-être faut-il avoir atteint la quarantaine pour comprendre dans sa propre chair ce que ces mots veulent dire ? Je n'en sais rien. En tout cas, ayant relu La fêlure le week-end dernier, j'ai senti une bien mystérieuse proximité entre ce texte et moi. Cette impression que tout se craquelle au fil du temps, comment ne pas la ressentir passés quelques deuils et un certain nombre de désillusions, y compris (et peut-être surtout) celles que l'on s'est infligées à soi-même ? Immédiatement après, j'ai lu Veiller, dormir. Tout insomniaque se reconnaîtra dans ces pages et ne sera nullement étonné que l'on puisse déclarer un seul moustique plus dangereux qu'un essaim entier et que l'on puisse en faire l'ennemi privé numéro un, celui qu'il convient d'abattre de toute urgence, sous peine de folie galopante.

    Dimanche, j'ai commencé Tendre est la nuit. Les premières pages nous présentent des êtres resplendissants, que la fleur de l'âge rendrait presque arrogants. Bronzés, insaisissables, débordants de vie. Très vite, pourtant, on devine, en chacun, une fêlure. On sent que des destins se tissent inexorablement et que vont être franchies des rives d'où l'on ne revient jamais. Le vécu de chaque personnage se colore progressivement de tragique, comme si toute existence ne devait jamais aboutir qu'au fracas. Un peu comme celle, éphémère, de ces iris qui portent en eux, à peine éclos, une blessure programmée.

    Pourquoi Fitzgerald me bouleverse-t-il autant ? Je ne parviens pas à me le formuler clairement. Sans doute parce que ce n'est pas nécessaire. Sans doute parce que les grandes rencontres se font dans une intimité silencieuse, celle qui signe les plus belles connivences, les accords tacites qui se situent peut-être dans la région de l'âme. J'aime qu'un des personnages de Tendre est la nuit, ayant quitté sa maîtresse pour quelques heures, se promène seul dans Paris, en compagnie de l'amour qu'il a dans le cœur. J'aime que Rosemary, l'objet de cet amour, se dise que le vrai bonheur, c'est finalement celui du calme plat, pas celui qui a déjà été vécu en grande pompe, ni celui à venir, mais simplement ce silence entre deux étincelles, ce répit entre deux montagnes russes. Avec Fitzgerald, on a l'impression de pénétrer au cœur de chaque être. De vaciller en même temps que lui dans sa solitude et de se heurter en même temps que lui à sa fêlure, qui n'est sans doute, à quelques variantes près, que la nôtre.