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Le serre-livres - Page 20

  • Le vrai lieu, d'Annie Ernaux

    Le vrai lieu, pour Annie Ernaux, c'est celui de l'écriture. Ce n'est pas un espace à proprement parler, et pourtant il contient tous les autres, il s'en fait le dépositaire au fil des pages qui s'écrivent. Dans son très beau livre d'entretiens avec Michelle Porte, l'auteure nous dévoile un peu de son intimité. Elle parle des endroits qu'elle aime, de sa maison située à Cergy, une ville en perpétuelle construction, jamais définitive, écrit-elle. Elle raconte son enfance, son milieu social et l'espèce de trahison commise à l'égard des siens lorsqu'elle s'est élevée au-dessus de sa condition. Au fond, ce qui taraude Annie Ernaux, c'est l'idée de la séparation. Celui qui, issu d'une famille modeste, se lance dans des études, devient un autre et s'abstrait de ses origines, tout en continuant à en être imprégné. Mais aux yeux de ceux qu'il a laissés derrière lui, la césure est nette et irréparable. Comment guérit-on de cette blessure qu'on a infligée à d'autres, tout simplement parce qu'on n'avait pas le choix ? Les livres d'Annie Ernaux évoquent merveilleusement bien cette idée de rupture, et l'on retrouve ce thème ici. Récurrent, déchirant parce qu'insoluble. Il est également question du temps qui passe, des années engrangées et de ce que l'on en fait. Pour Annie Ernaux, il n'y a qu'une voie possible : en faire de l'écrit. « Parce que, au fond, dit-elle, tant que je n'ai pas écrit sur quelque chose, ça n'existe pas ». Elle cite Proust, pour qui « la seule vie réellement vécue, c'est la littérature ».

    On trouvera dans ces cent huit pages le reflet d'une femme qui se définit comme quelqu'un qui écrit, et non, justement, comme une femme qui écrit. Plus de distinction de sexe face à la page. De même, tout temps est aboli quand Annie Ernaux écrit. Elle pose sa montre dans un coin et n'est plus dans le « temps des horloges ». Elle est ailleurs, dans son vrai lieu. Et cela donne des livres d'où s'échappe une voix singulière qui aborde des thèmes peu conventionnels, véritables pavés dans la mare. Parce que c'était ce qui devait s'écrire. Annie Ernaux nous dit ici qu'en somme, toute écriture tourne autour d'un ou plusieurs secrets. « On y entre, ou jamais », ajoute-t-elle. En tant que lecteur, on en prend ou on en laisse, c'est selon le bon vouloir de chacun, selon son histoire, selon ses propres problématiques. D'aucuns émettent l'idée, à propos d'Ernaux, d'une psychanalyse qui s'effectuerait par le biais de l'écriture. Elle voit quelque chose de plus complexe dans le processus. Une élaboration, une construction. Et un partage avec le lecteur.

    On prend plaisir à lire ces pages nées d'entretiens réalisés pour la télévision. L'oralité permet parfois de faire jaillir « une vérité de façon brutale ». Et de mettre des mots forts, parce que spontanés, sur un état de fait ou un événement. Bref, un beau moment de lecture, qui entraîne dans de nombreuses directions, pour toujours revenir à un élément central de la vie d'Annie Ernaux : l'écriture comme seul moyen de vivre...

  • Russendisko, le livre déjanté d'un Russe installé à Berlin !

    On peut, à partir des dialogues teintés d'absurde d'une méthode de langue, se mettre à écrire La cantatrice chauve ! Bien sûr, ça, c'est au cas où l'on serait Ionesco. Si l'on est Wladimir Kaminer, ce qui n'est pas mal non plus, on écrira Russendisko et on tirera de son apprentissage linguistique un petit récit bien senti où le burlesque rivalise avec l'insensé ! Kaminer raconte dans le chapitre intitulé Deutschunterricht qu'il aime à se replonger dans deux méthodes qui lui ont permis d'apprendre l'allemand. L'une est russe et date un peu. Elle met en scène un personnage aussi bizarre qu'attachant : le komsomol Petrov. Ce dernier n'en finit pas de s'extasier de la chance qui est la sienne : il apprend l'allemand, ce qui est difficile, mais intéressant. Il habite dans un appartement spacieux et lumineux. Il ne va voir que des bons films au cinéma et jouit de conditions météorologiques toujours merveilleusement douces. L'autre méthode vient tout droit de RDA et vaut elle aussi son pesant de kopecks : ici, il est question de Karl Marx. Évidemment ! Kaminer passe avec délices d'un manuel à l'autre, le plus souvent avant de s'endormir, et l'étrange compagnonnage le poursuit parfois dans ses rêves : le voilà entouré de Petrov et de Karl Marx en personne. Ce dernier se pâme en évoquant son appartement spacieux et lumineux. Il se dit heureux. Le camarade Petrov met son petit grain de sel là-dedans, lui aussi : c'est fou, il a lui-même un appartement tout aussi agréable. Et Kaminer de renchérir : « moi aussi » !

    Et puis il y a tous ces personnages loufoques que côtoie Kaminer : un Français qui rêve d'une grande histoire d'amour avec tragédie et tutti quanti, et qui finit par vivre une passion folle avec une femme mariée dont l'époux débarque un jour au beau milieu de tout (et surtout au beau milieu des ébats entre ledit Français et la femme en question !!), un ami qui part en Russie pour y parfaire ses connaissances linguistiques et atterrit en prison, une amie qui se croit envoûtée et ne sait plus à quel (faux) saint se vouer pour éloigner d'elle le mauvais sort. Elle court d'un charlatan à l'autre et nous la suivons dans ses cocasses péripéties !

    Et puis il y a toutes ces scènes farfelues qui n'arrivent que dans la vraie vie. Et puis il y a la femme de Kaminer, très présente dans ce livre. Elle vient de l'île de Sakhaline, de la ville d'Ocha plus précisément. Ville dont les trois écoles se trouvent respectivement à côté d'un tribunal, d'un hôpital psychiatrique et d'une prison. Et Kaminer de commenter : voilà un voisinage qui avait un grand effet éducatif ! Nul besoin pour les profs de faire preuve de beaucoup d'autorité : il leur suffisait de montrer d'un geste le bâtiment voisin aux élèves pour que ceux-ci se remettent immédiatement au travail.

    Et puis, surtout, il y a Berlin, capitale qu'a adoptée Kaminer, et inversement. Berlin et son foisonnement multiculturel, Berlin et son grain de folie, Berlin et ses artistes ! Kaminer lui fait une belle publicité et donne envie au lecteur de sauter dans le premier avion venu pour goûter l'ambiance de la ville incroyable (que j'aime tant !). Berlin dont le climat convient parfaitement à Kaminer : il n'y fait ni trop chaud en été, ni trop froid en hiver (ne jamais oublier que l'auteur est d'origine russe !!). Et, chose assez spectaculaire pour être mentionnée : pas de moustiques ici, contrairement à bien d'autres villes. En lisant Kaminer, me sont revenus les mots de l'ancien maire de Berlin, Klaus Wowereit : « Wir sind zwar arm, aber trotzdem sexy » (« certes, nous sommes pauvres, mais sexy quand même ! »). Berlin, une ville qui a du chien ! Kaminer, un écrivain qui a du style. Et de l'humour, beaucoup d'humour !

  • Pirotte, Le pays du hasard, un livre d'Emmanuel Rimbert

    C'est une belle journée, à la fois de givre et de soleil. Le bleu du ciel est tellement pur qu'on le croirait échappé d'une subtile lessive. Dehors, des oiseaux s'égosillent de joie, tant le printemps leur semble à portée d'aile. Quant à moi, je viens de finir un livre d'Emmanuel Rimbert, consacré à Jean-Claude Pirotte, ce poète « prince des nuées », né de brumes belges. Un drôle de bonhomme, en somme : des études de droit qui le conduiront pour un peu plus d'une décennie au barreau de Namur. Puis il y aura cette sombre histoire dont on ne saura jamais si elle fut vraie ou inventée de toutes pièces sans conviction : en 1975, on accuse Pirotte d'avoir favorisé la tentative d'évasion d'un de ses clients. À partir de là, il mène une vie légèrement vagabonde, vaguement clandestine, en France. Partout où il passe (et il passe surtout de bistrot en café !), il trimbale ses rêves, ses cibiches et ses incontournables carnets qu'il noircit à longueur de journée. C'est au milieu de ces pages folles que se tiennent (de guingois, comme il se doit avec Pirotte) ses somptueux poèmes qui exhalent à la fois mélancolie et douceur. Poisons et remèdes.

     

    Emmanuel Rimbert consacre donc un ouvrage à Jean-Claude Pirotte. Cela s'appelle Pirotte, Le pays du hasard. Ce n'est pas, à proprement parler, une biographie. Plutôt un alignement de menus détails : on trouvera ici mention des estaminets qu'aimait le poète, quelques anecdotes, des noms de rues ou de personnes, le tout fourré dans la même besace. Aucune chronologie, mais bien plutôt un fouillis qui n'est pas pour me déplaire. Preuve que la vie de Pirotte échappe à toute chronologie et à toute logique. Lui-même, dans ses récits autobiographiques, demeura évasif et un tantinet bordélique. N'oubliant jamais, cependant (car, comme a toujours dit mon père, il faut avoir de l'ordre dans le bordel, voilà tout l'art de l'organisation !), de célébrer la dive bouteille et les lectures roboratives. Dhôtel, Perros, Pessoa, Thiry, Laforgue et quelques autres : autant de lueurs étincelantes dans la vénéneuse pluie de Rethel.

     

    Il ne faut pas oublier Pirotte, qui passa, léger comme le vent qui lui collait aux semelles, en ce bas monde. Poète des intempéries, la barbe en bataille comme le fut sa vie, il doit demeurer en nos mémoires. Je lui dois pour ma part de jolies pâmoisons, et je ne manquerai pas de lui rendre régulièrement hommage ici.