Des paysages aléatoires de Peter Stamm aux nôtres, il n'y a qu'un pas !
Depuis quelques jours, je relis passionnément Peter Stamm ! La rencontre avec cet auteur à la librairie La Cour des grands, jeudi soir, m'a remuée, et je sens que j'en garderai des traces durant de longues années. Voilà un homme d'une grande élégance, au regard océanique. À le voir, on pourrait très bien imaginer que l'on a affaire à quelqu'un qui a résolu tous ses tourments intérieurs. Il suffira de lire un seul de ses livres pour se rendre compte qu'il n'en est rien et que le bleu pénétrant de ses yeux recèle non pas des mers tranquilles, mais des eaux constamment agitées, un ressac douloureux, des paysages aléatoires si l'on en croit le titre d'un de ses romans...
D'emblée, dans la discussion avec la libraire, Peter Stamm a avoué n'être sûr de rien en cette vie. C'est peut-être la raison pour laquelle nombre de ses romans et nouvelles posent des questions sans réellement y répondre. C'est au lecteur de se faire sa propre opinion. D'ailleurs, selon Stamm, celui-ci doit être entièrement libre. D'où les innombrables situations qui, dans ses livres, laissent un passage ouvert à toutes les interprétations. Cela est particulièrement vrai pour Weit über das Land (L'un l'autre en français). Lorsqu'il referme le livre, le lecteur peut tout imaginer. C'est presque à lui d'inventer la fin de l'histoire ! Chacun aura sa version. Pour en avoir discuté avec quelques personnes, je sais que la lecture que j'ai faite de cette fin n'est qu'une possibilité parmi tant d'autres. Jeudi, Peter Stamm a expliqué que chaque interprétation se défendait et qu'elle en disait long sur le lecteur lui-même. Si le cœur vous en dit, lisez ce livre et faites-vous votre propre opinion !
Hier après-midi, j'ai terminé ma relecture de Seerücken, dont il a déjà été question ici. Trois nouvelles de ce recueil m'ont interpellée plus que les autres : Der Lauf der Dinge, Eismond et Sweet dreams. Der Lauf der Dinge, j'en ai déjà parlé. Eismond pose, selon moi, la question du devenir de nos rêves. Un homme, Biefer, échafaude des plans pour sa retraite. C'est décidé : il ira s'installer au Canada et y tiendra un Bed & Breakfast. Il confie ce projet à un de ses collègues, il lui montre une pochette qui renferme tous les documents nécessaires à la réalisation de ce rêve. Peu après avoir fêté son départ en retraite, Biefer perd sa femme et ce deuil le plonge dans un mutisme hébété. Le collègue auquel il avait parlé de son idée d'ouvrir un Bed & Breakfast au Canada jette un coup d'œil dans le tiroir qui contenait la pochette de Biefer. Tout est resté là, en l'état. On comprend alors que le plan sur la comète n'a servi, des années durant, qu'à alimenter un rêve destiné à ne jamais prendre corps dans la réalité. Je vois là un parallèle avec le mythe de Sisyphe tel qu'Albert Camus nous l'a conté, avec toute la dimension philosophique qu'il recouvre. Et je pense à ces mots que j'aime tant : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme ». Une des protagonistes de Eismond résume les choses plus simplement : « Hauptsache, man hat ein Ziel » (l'essentiel est d'avoir un objectif). Peut-être que regarder le but sans jamais l'atteindre mène à la plénitude ? Qui sait si parvenir à l'objectif que l'on s'est fixé ne ruinerait pas à jamais notre quête ?
La nouvelle Sweet dreams raconte les débuts d'une histoire d'amour. Lara et Simon sont jeunes, ils ont la vie devant eux : elle a vingt-et-un ans, il en a vingt-quatre. Leurs personnalités s'emboîtent plus ou moins bien. Elle dépense sans compter, simplement pour s'entourer d'objets qu'elle trouve beaux, lui se demande toujours si ces babioles sont réellement indispensables. Avant d'acheter quoi que ce soit, il s'interroge systématiquement sur le côté pratique de chaque éventuelle acquisition. Elle n'ose pas toujours s'affirmer face à lui, de peur qu'il ne se sente à l'étroit dans leur relation. Elle est déjà installée dans cette abnégation qui fait les frustrations, les rancœurs et les colères futures... Il serait intéressant d'écrire la suite de cette nouvelle : Sweet dreams ... twenty years later ! Que restera-t-il des grandes espérances de Lara une fois passés les émois des premiers temps, une fois que la routine aura ébréché les petits bibelots dont elle s'entoure et cabossé ses aspirations ? Et, surtout : que restera-t-il de son amour ? Sera-t-il assez profond pour contenir quelques désillusions ?
Peter Stamm remue en nous de cruciales (et parfois cruelles) interrogations. En ne nous livrant que très peu de réponses, il nous invite à les écrire nous-mêmes. Et nous les rédigeons en fonction de qui nous sommes et des paysages aléatoires imprimés en nous !