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Le serre-livres - Page 26

  • Der alte König in seinem Exil, un livre d'Arno Geiger

    Comment accepter de voir partir, lentement mais tristement, ceux que nous aimons ? Comment ne pas s'enfoncer dans un insurmontable chagrin quand on les voit sombrer dans des brumes d'où ils ne reviendront plus, ou si peu ? Le livre d'Arno Geiger, Der alte König in seinem Exil, renferme, en filigrane, toutes ces questions qui finissent par obstruer l'âme. Quoi de plus réparateur, alors, que l'écriture pour faire face au pire qui nous piège ? Ce qui est affreux, écrit-il, dans la déchéance de ceux qui nous ont mis au monde, c'est qu'il faut désormais faire le deuil du caractère invincible qu'on leur prêtait quand on était enfant. On ne voit pas immédiatement leur descente dans les limbes, on a tendance à s'aveugler. Il est difficile de faire une croix définitive sur les illusions dont il était si bon de se bercer...

     

    Le père d'Arno Geiger, August, a été littéralement englouti par la maladie d'Alzheimer. Elle s'est installée insidieusement, se logeant d'abord, comme on a coutume de le dire du diable, dans des détails. Un oubli par-ci, un trou de mémoire par-là, et le cauchemar a déjà commencé sans que personne ne sache encore mettre un mot dessus. La maladie va transformer peu à peu celui dont elle s'est emparée. Mais pas seulement lui. Elle va également opérer, dans son entourage, des métamorphoses dont nul ne pourra plus jamais se défaire. Il y aura désormais une césure dans la vie de ces êtres, et elle la scindera cruellement en deux : l'avant et l'après.

    Arno Geiger raconte ici comment il a vécu la déchéance de son père et combien il a dû se faire violence, plus souvent qu'à son tour, pour ne pas l'amoindrir davantage par des paroles infantilisantes ou en tournant les siennes en ridicule. Leurs dialogues ont parfois quelque chose d'ubuesque. Souvent, ils sont empreints d'une grande profondeur, voire de sagesse. De tendresse aussi, toujours. Un jour, August part en promenade. Il met son chapeau et s'exclame : « Bien, mais où est mon cerveau ? » Et son fils de rétorquer : « Sous ton chapeau ». Ce vieil homme faiblissant a quelque chose d'attachant. Que le temps passe vite ou lentement, cela lui est égal, affirme-t-il, il n'est pas très exigeant en la matière. La maladie le rend philosophe à ses heures. Poète aussi. Quand il a perdu le nom d'une notion, il dit de cette dernière : « Je ne sais comment la baptiser ». Et l'on comprend, à travers la restitution de ces propos, en quoi ils peuvent être devenus indispensables pour le fils d'August. C'est comme s'ils venaient mettre le faisceau d'une lumière un peu folle et rassurante dans un monde croulant sous la noirceur. August ne sait plus très bien où il en est, ni où il est, ni qui il est, mais sa vision des choses, farfelue, ne tenant guère debout, rhabille la vie entière d'une certaine poésie. Et surtout : elle a le mérite d'être encore là et de se dire, chose précieuse quand on pense qu'un jour le silence se fera, définitivement...

     

    On ressort bouleversé de la lecture de ce livre. On a envie de remercier Arno Geiger à genoux : il soulage nos peines en nous susurrant les siennes. Il allège notre fardeau, au moins momentanément. Il nous dit que, écrivain ou pas, on éprouve toujours le même incommensurable chagrin à voir partir ceux que l'on aime. Quel coup de maître ! Chapeau bas ! Sous son chapeau à lui, il n'y a pas seulement un cerveau, il y a une sensibilité hors du commun, et qui sait s'exprimer clairement, sans que jamais la moindre sensiblerie ne vienne s'en mêler ! En sa poitrine, un noble cœur. En son cœur, l'amour d'un fils pour un père qui fut un jour un roi, un vrai, et qui vit désormais en exil dans des lieux qui lui furent pourtant familiers... Seul en sa citadelle cabossée, il envoie au monde des signaux qui trouvent rarement leur destinataire. Son fils, Arno, est là, lui, ainsi que ses autres enfants, et ils veillent au grain, ils veillent (qu'on me pardonne ce jeu de mots) sur le petit grain qui embrume la cervelle de leur père. Ils sont présents, attentifs et tendres. Sachant, en leur for intérieur, qu'on ne détrône pas si facilement un roi, que l'on s'appelle Alzheimer ou vieillesse, ou que sais-je encore !

  • L'astre mort, un roman de Lucien Jerphagnon

    L'astre mort, ce fut d'abord un manuscrit qui dormait dans une boîte chez Lucien Jerphagnon. À la mort de ce dernier, sa fille, Ariane, exhuma ce roman et décida de le publier. On y découvre un narrateur attachant, porté à la mélancolie, grand anxieux devant l'éternel, mais qui sait se moquer de lui-même. Avec une saine distance, voire une certaine tendresse. C'est qu'il a fini, malgré tout, par s'habituer à ce curieux compagnonnage avec lui-même et son sempiternel tracassin !

    Il part en voyage et, loin de se distraire une fois arrivé à bon port, le voilà qui rumine ses innombrables peurs, ainsi qu'une lourde mélancolie. Il met ses petites angoisses dans les grandes, comme d'autres mettent les petits plats dans les grands. Il a coutume, selon ses propres dires, de « faire pousser des terreurs grimpantes ». Pourquoi ne l'accompagneraient-elles pas lors de son périple ? On ne se quitte jamais : vérité cent fois proférée ! Et pourtant, comme on aimerait qu'elle n'en soit pas une, de vérité ! Les interrogations banales du narrateur (la plus récurrente étant : « ai-je bien coupé le gaz avant de quitter mon appartement ? ») en cachent d'autres, bien plus profondes. En somme, ce qui préoccupe ce personnage, ce sont les questions qui nous taraudent tous un jour ou l'autre : Pourquoi sommes-nous là ? D'où venons-nous et où allons-nous ? Parfois, il croit frôler la clé du grand mystère qui l'a parachuté ici-bas. C'est comme un « message en code aux trois quarts déchiffré » qui se dérobe au moment même où il croit le saisir. C'est frustrant et, en même temps, cela participe de ce que Jerphagnon appellera plus tard la « stupéfaction d'exister »...

    Le narrateur, notre semblable, notre frère, félicite les formalités administratives à accomplir avant l'aller et le retour de le détourner pour un temps, certes limité mais ô combien appréciable, des tourments qui l'accaparent habituellement. Sa grande crainte, c'est de « crever sans en avoir assez profité ». « Peur de n'avoir pas assez regardé les arbres, les chats, les fleurs, les champs ; de n'avoir pas assez respiré l'odeur des foins ou du bois qui brûle ; de n'avoir pas assez écouté le chant des oiseaux ». Quelques jours avant de reprendre le train pour Paris, le voilà pris d'une mélancolie foudroyante. Il craint soudain que l'adieu qu'il doit faire à l'Espagne ne soit définitif. Et l'on sent sourdre en lui la terreur de n'en avoir pas assez profité là non plus.

    On découvre, dans ce roman de jeunesse, un autre Jerphagnon que celui que l'on connaît. Encore que... Il y a là les prémices d'une quête qui ne cessera de l'occuper toute sa vie durant. La philosophie lui livrera quelques embryons de réponses, jamais de façon définitive, jamais de façon catégorique. Toujours « le Jerph », comme il se nommait lui-même, demeurera celui qui questionne, celui qui refuse les idéologies (parce que, selon le mot de Jean-François Revel, « c'est ce qui pense à votre place ») et les certitudes (et là, je ne peux m'empêcher de citer cette phrase savoureuse de Jerphagnon : « Les gens qui ont des certitudes sont sûrs de se coucher le soir aussi cons qu'ils se sont levés le matin »). Toujours il sera celui qui aime à « mettre le bordel dans les têtes » ! Son roman est magnifique. À sa lecture, notre âme se met à moins grelotter de se savoir, quelque part dans le monde, une sœur en fragilité et en intranquillité ! L'astre mort n'invite pas nécessairement à prendre la route, au sens propre s'entend. Il incite à l'humeur vagabonde quoique sédentaire, il encourage surtout à se réconcilier avec cet étrange soi-même dont on ne pourra se défaire ! Et s'il indique un seul chemin, c'est celui, mystérieux et cahoteux, qui mène à la connaissance de soi. Impossible de poser le barda qui pèse sur nos épaules : autant, donc, s'en accommoder, voire tenter de s'en enrichir !

  • Des paysages aléatoires de Peter Stamm aux nôtres, il n'y a qu'un pas !

    Depuis quelques jours, je relis passionnément Peter Stamm ! La rencontre avec cet auteur à la librairie La Cour des grands, jeudi soir, m'a remuée, et je sens que j'en garderai des traces durant de longues années. Voilà un homme d'une grande élégance, au regard océanique. À le voir, on pourrait très bien imaginer que l'on a affaire à quelqu'un qui a résolu tous ses tourments intérieurs. Il suffira de lire un seul de ses livres pour se rendre compte qu'il n'en est rien et que le bleu pénétrant de ses yeux recèle non pas des mers tranquilles, mais des eaux constamment agitées, un ressac douloureux, des paysages aléatoires si l'on en croit le titre d'un de ses romans...

    D'emblée, dans la discussion avec la libraire, Peter Stamm a avoué n'être sûr de rien en cette vie. C'est peut-être la raison pour laquelle nombre de ses romans et nouvelles posent des questions sans réellement y répondre. C'est au lecteur de se faire sa propre opinion. D'ailleurs, selon Stamm, celui-ci doit être entièrement libre. D'où les innombrables situations qui, dans ses livres, laissent un passage ouvert à toutes les interprétations. Cela est particulièrement vrai pour Weit über das Land (L'un l'autre en français). Lorsqu'il referme le livre, le lecteur peut tout imaginer. C'est presque à lui d'inventer la fin de l'histoire ! Chacun aura sa version. Pour en avoir discuté avec quelques personnes, je sais que la lecture que j'ai faite de cette fin n'est qu'une possibilité parmi tant d'autres. Jeudi, Peter Stamm a expliqué que chaque interprétation se défendait et qu'elle en disait long sur le lecteur lui-même. Si le cœur vous en dit, lisez ce livre et faites-vous votre propre opinion !

    Hier après-midi, j'ai terminé ma relecture de Seerücken, dont il a déjà été question ici. Trois nouvelles de ce recueil m'ont interpellée plus que les autres : Der Lauf der Dinge, Eismond et Sweet dreams. Der Lauf der Dinge, j'en ai déjà parlé. Eismond pose, selon moi, la question du devenir de nos rêves. Un homme, Biefer, échafaude des plans pour sa retraite. C'est décidé : il ira s'installer au Canada et y tiendra un Bed & Breakfast. Il confie ce projet à un de ses collègues, il lui montre une pochette qui renferme tous les documents nécessaires à la réalisation de ce rêve. Peu après avoir fêté son départ en retraite, Biefer perd sa femme et ce deuil le plonge dans un mutisme hébété. Le collègue auquel il avait parlé de son idée d'ouvrir un Bed & Breakfast au Canada jette un coup d'œil dans le tiroir qui contenait la pochette de Biefer. Tout est resté là, en l'état. On comprend alors que le plan sur la comète n'a servi, des années durant, qu'à alimenter un rêve destiné à ne jamais prendre corps dans la réalité. Je vois là un parallèle avec le mythe de Sisyphe tel qu'Albert Camus nous l'a conté, avec toute la dimension philosophique qu'il recouvre. Et je pense à ces mots que j'aime tant : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme ». Une des protagonistes de Eismond résume les choses plus simplement : « Hauptsache, man hat ein Ziel » (l'essentiel est d'avoir un objectif). Peut-être que regarder le but sans jamais l'atteindre mène à la plénitude ? Qui sait si parvenir à l'objectif que l'on s'est fixé ne ruinerait pas à jamais notre quête ?

    La nouvelle Sweet dreams raconte les débuts d'une histoire d'amour. Lara et Simon sont jeunes, ils ont la vie devant eux : elle a vingt-et-un ans, il en a vingt-quatre. Leurs personnalités s'emboîtent plus ou moins bien. Elle dépense sans compter, simplement pour s'entourer d'objets qu'elle trouve beaux, lui se demande toujours si ces babioles sont réellement indispensables. Avant d'acheter quoi que ce soit, il s'interroge systématiquement sur le côté pratique de chaque éventuelle acquisition. Elle n'ose pas toujours s'affirmer face à lui, de peur qu'il ne se sente à l'étroit dans leur relation. Elle est déjà installée dans cette abnégation qui fait les frustrations, les rancœurs et les colères futures... Il serait intéressant d'écrire la suite de cette nouvelle : Sweet dreams ... twenty years later ! Que restera-t-il des grandes espérances de Lara une fois passés les émois des premiers temps, une fois que la routine aura ébréché les petits bibelots dont elle s'entoure et cabossé ses aspirations ? Et, surtout : que restera-t-il de son amour ? Sera-t-il assez profond pour contenir quelques désillusions ?

    Peter Stamm remue en nous de cruciales (et parfois cruelles) interrogations. En ne nous livrant que très peu de réponses, il nous invite à les écrire nous-mêmes. Et nous les rédigeons en fonction de qui nous sommes et des paysages aléatoires imprimés en nous !