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Le serre-livres - Page 21

  • Les Rêveurs, d'Isabelle Carré

    On la dit lumineuse et discrète. Elle a effectivement quelque chose d'un ange qui passe. Elle semble faite pour le bonheur, mais ce n'est, ainsi qu'elle l'écrit, que la partie émergée de l'iceberg. En elle, des fracas, des secousses, des incertitudes qui ont fait d'elle ce qu'elle est aujourd'hui. Dans sa vie, des complications multiples et variées, comme nous en connaissons tous à plus ou moins grande échelle. Dans Les rêveurs, Isabelle Carré dresse une sorte de galerie familiale. Son roman est largement autobiographique, mais il accorde également une place importante à l'imaginaire. Là où il lui manquait des informations, des morceaux, Isabelle Carré a inventé, brodé, recomposé. Les portraits qu'elle nous livre sont parfois surprenants et souvent hors norme. La rencontre de ses parents ? La collision de deux malentendus. Ils auraient tout aussi bien pu ne pas se connaître, et les voilà pourtant, singuliers, un peu perdus, à la tête d'une famille dont ils ne savent pas toujours que faire. Lui finit par oser afficher l'homosexualité qu'il a longtemps cherché à étouffer, elle s'enfonce de jour en jour dans d'indéfinissables brumes qui sont celles qui entourent le chagrin. Elle s'efface, elle s'absente de sa propre vie, elle tire un trait sur elle-même. Elle sculpte des femmes qui ont toutes une étrange particularité : elles n'ont pas de bras. Pas de bras pour enlacer, pas de bras pour materner. C'est comme le symbole d'une impossibilité à embrasser un monde trop vaste, trop ennemi. Isabelle, sa fille, cherche à communiquer avec elle, à la rejoindre en ses brumes, mais ne fait que s'y meurtrir.

    Qu'est-ce qui nous sauve de ce qui nous blesse ? Qu'est-ce qui, dans un parcours, fait que l'on achoppe, puis que l'on rebondit malgré l'épuisement ? Que reste-t-il de l'enfance une fois que l'on parvient à l'âge adulte ? Ces questions traversent le livre en filigrane et lui donnent une certaine gravité. Les contrepoids ne manquent pas et Isabelle Carré évoque également tout ce qui lui procure de l'air et la fait vibrer : ses enfants, le cinéma, ces « autres vies que la sienne » qu'elle ne se lasse pas de jouer. Elle refuse de croire qu'avec le temps tout s'en va. La preuve : ce livre, qui retient en ses pages des souvenirs qui ne pourront plus s'évaporer. On s'attache à tous ces êtres que l'on croise sous la plume de l'auteure, on se reconnaît dans leurs fêlures, on sent qu'ils ont quelque chose à nous dire. Peut-être que leurs trajectoires un peu cabossées qui finissent par se redresser tant bien que mal veulent nous susurrer des mots réconfortants ?

    Adolescente, Isabelle Carré noircissait des pages et des pages dans son journal. Elle ne sait pas très bien pourquoi elle abandonna ensuite l'écriture pendant vingt ans. Pour s'y remettre de plus belle. Et nous offrir ce joyau.

     

  • Guide des égarés, de Jean d'Ormesson

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    Jean d'Ormesson était de ces infatigables questionneurs qui semblent interroger uniquement pour la beauté du geste : il n'attendait pas forcément une réponse, il savait qu'il n'y en avait pas, ou que s'il venait à en trouver une, elle ne vaudrait que pour lui. Il avait la délicatesse de ne pas imposer de système au lecteur, il semblait cheminer avec lui, d'un même rythme et d'un même élan. À quatre-vingt-douze ans, il avait gardé dans les yeux une espièglerie enfantine qui réchauffait le cœur. Les épreuves de la vie ne l'avaient sans doute pas épargné – elles n'épargnent personne –, mais il n'en était pas moins incorrigiblement optimiste. Quelque chose en lui (était-ce facétie, élégance ou foi en l'existence ?) refusait de céder au désespoir. Son Guide des égarés témoigne de cette audace. Nous sommes tous des égarés puisque nous ne savons ni d'où nous venons, ni pourquoi nous sommes là, ni où nous allons. Et pourtant, nous dit-il, convaincu, chaque existence recèle ses rubis, fussent-ils infimes. Le souffle de chacun importe dans le grand entonnoir de l'éternité. Nous serons balayés demain, mais cela ne doit pas nous empêcher de prendre notre destin en main. « Il nous faut, dit-il, vaille que vaille, courir après l'impossible et chérir l'utopie. La tâche de Sisyphe est de pousser son rocher ».

     

    On peut puiser dans ces quelques pages (le livre est court et se lit très vite, tout en nous appelant à y revenir souvent, plus tard) de quoi rafistoler un peu son âme quand on la sent faiblir. C'est vrai de toute l'œuvre de Jean d'Ormesson, me semble-t-il, de ce que j'en connais en tout cas. Je la trouve diablement rafraîchissante et revigorante. Le parcours de l'homme me fascine. De tous ceux qui s'offraient à lui, il a choisi celui qui sonnait le plus juste. J'avoue que lorsque j'étais lycéenne, il incarnait à mes yeux un certain nombre de valeurs que je croyais contraires aux miennes. Scolarisée dans le privé contre mon gré, je voyais que les petits richards qui m'entouraient lisaient d'Ormesson avec engouement. Raison suffisante selon moi pour ne pas le lire moi-même. Et puis, les années passèrent et le temps fit alors ce qu'il ne fait pas toujours : il m'aida. Un jour, dans une librairie, je feuilletai un livre de l'académicien. J'eus envie de prolonger le plaisir au-delà des quelques pages que j'avais parcourues. J'avais été conquise. L'enchantement ne devait plus jamais cesser. Plusieurs fois invité à la Grande Librairie, l'excellente émission de François Busnel, d'Ormesson me fit à chaque fois l'effet d'un grand consolateur. À mes questionnements, il ajoutait un soupçon de malice auquel je n'aurais pas pensé. J'avais soudain le sentiment d'être accompagnée. C'était presque plaisant de me sentir embarquée dans la même galère que lui. Maintenant qu'il a quitté le navire, je me sens esseulée, mais ses livres demeurent et je m'en vais continuer à les chérir comme il se doit, leur témoignant la gratitude qu'ils méritent, eux qui m'ont tant donné.

  • Une langue venue d'ailleurs

    S'agenouiller devant une langue comme devant une rose. La regarder de près jour après jour et lui trouver toujours autant, sinon plus d'éclat qu'aux premiers instants de la rencontre. Être fou de cette langue au point de dire à la face du monde qu'on l'a épousée. C'est toute cette incandescence qui flambe dans le livre d'Akira Mizubayashi, Une langue venue d'ailleurs. La langue en question n'est autre que la nôtre. L'auteur la découvrit au sortir de l'adolescence et se mit à l'aimer avec l'ardeur d'un jeune amoureux transi. Il lui rend un magnifique hommage. Il remonte à la source de cet amour. La lecture de quelques auteurs (Rousseau, Valéry, Péguy) devait changer à jamais sa vie. Ainsi que des sonorités, des intonations et une autre façon de dire le monde. Qu'exprime une langue, sinon l'âme du peuple qui la parle et l'a façonnée au cours des siècles ?

     

    Ces 263 pages ont été un pur bonheur de lecture pour moi, qui ne cesse de m'interroger sur le rapport mystérieux et complexe que j'entretiens depuis presque trente ans avec la langue allemande ! Je crois que tout ce qu'écrit Mizubayashi, je pourrais le reprendre à mon compte en changeant quelques noms de lieux et de personnes. Pour moi, les premiers enchanteurs s'appelaient Borchert ou Kleist ou Heine. La première ville allemande avec laquelle je tissai des liens étroits fut Leipzig. Comme Mizubayashi, j'ai l'impression d'avoir épousé une langue, d'en avoir fait à tout jamais mon indispensable compagne. À l'instar de l'écrivain japonais, je pourrais dire que je suis dans un entre-deux d'où je ne sortirai plus : n'étant pas réellement allemande, je ne suis plus tout à fait française. Il y a une dimension presque tragique dans ces engouements qui engagent tout votre être. Je comprends que Mizubayashi ressente le français comme une nécessité et qu'il aille jusqu'à dire que la perte de cette langue entraînerait la sienne. Tout cela trouve un écho en moi et m'a profondément remuée. J'ai aimé aussi ces pages où il est question de l'indéracinable « étrangéité ». Toujours, on reste légèrement à l'écart de la langue que l'on a choisi d'adopter. On s'approche de son cœur tout en restant un peu en dehors, malgré tous les efforts fournis. Et puis, cette autre façon de dire le monde implique nécessairement une autre manière de l'appréhender, qui ne sera jamais la nôtre, malgré toute la bonne volonté que l'on y mettra. D'où cet aspect tragique dont je parlais plus haut. Mais n'est-ce pas là ce qui rend l'amour encore plus précieux et plus profond ?

     

    Je vous souhaite une excellente année 2018, riche en lectures palpitantes !