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Le serre-livres - Page 21

  • Les loyautés, le dernier livre de Delphine de Vigan

    Quels serments muets nous lient aux autres et à l'enfant que nous fûmes ? Quelles promesses tacites nous ramènent sans cesse à des blessures qui réclament nos soins des années après qu'elles nous ont été infligées ? Quelles loyautés requièrent notre dévouement absolu et pourquoi ? Ces questions sont au cœur du dernier roman de Delphine de Vigan, Les loyautés. Nous nous les formulons peu, et pourtant, qui sait si elles ne sous-tendent pas le moindre élan qui nous pousse ?

    Hélène a trente-huit ans, elle est prof de SVT dans un collège parisien. Sa vie se trouve soudain en proie à de violentes secousses lorsqu'elle croise, dans une salle de classe, ce qu'elle identifie immédiatement comme le malheur. Un certain Théo, un élève de cinquième, l'intrigue. Elle est persuadée qu'il vit un drame en dehors de l'école. Est-ce une sorte d'intuition qui lui vient des tréfonds de sa propre enfance soumise aux assauts d'un père violent ? En tout cas, elle sent que ce gamin a besoin d'être secouru. Dès lors, elle emploiera toute son énergie et toute son attention à l'observer. Elle tentera d'alerter autour d'elle.

    Elle ne se trompe pas : cet adolescent vit effectivement une situation tragique. Ses parents sont séparés et, depuis le divorce, sa mère refuse que soit prononcé en sa présence le nom de l'homme qu'elle aima pourtant autrefois. Quand il arrive de chez son père, Théo doit se débarrasser de l'odeur qui lui colle à la peau et qui rappelle trop celle de « l'autre ». Le père comme sujet tabou, comme une honte qu'il ne faut pas réveiller. Lui, le père, justement, s'enfonce dans une profonde dépression qui l'accule à la torpeur. Il demande à son fils de taire ses manquements et ses échecs : « Ne dis pas à ta mère que je n'ai plus de travail, ne dis pas à ta mère qu'il n'y a plus personne dans ma vie ». Théo encaisse et accumule les silences, collectionne les mensonges par omission. Le voilà enfermé dans un rôle qui le dépasse, véritable fardeau qui pèse trop lourd sur ses frêles épaules. Alors, pour oublier, il s'enivre. Il boit de plus en plus souvent, de plus en plus dangereusement, cherchant à franchir la ligne rouge qui lui ôtera toute conscience. Son ami Mathis l'accompagne, mais il finit par prendre peur devant l'ampleur des risques encourus. Surtout, il ne met pas dans l'ivresse la même pulsion de mort.

    On croise aussi Cécile, la mère de Mathis, une « femme au bord de la crise de nerfs », une femme au bord de la crise de couple et du précipice. Dans l'ambiance aseptisée du bureau où son mari s'affaire tous les soirs derrière son ordinateur, elle découvre que celui avec qui elle vit depuis de longues années renferme des violences insoupçonnées. En clair : elle s'aperçoit qu'elle ne le connaissait pas. Peut-être bien qu'elle pressentait le monstrueux en lui, mais ne voulait pas se l'avouer. Peut-être même que de l'avoir enfin décelé la soulage... C'est que ces 206 pages sont d'une incroyable densité et qu'à plus d'une reprise nous sautent au visage les contradictions de chacun, des démons, des « remugles d'égout », des choses compliquées. Dans chaque personnage grouillent mille et un conflits, mille et une égratignures. Ces êtres fragiles, perclus de fêlures, ne sont-ils pas un peu nous ?

    Le tout est écrit dans une langue percutante, sauvageonne et rapide. Quelque chose nous emporte, qui n'est pas seulement le flot de l'action, mais aussi le mouvement précipité qu'adoptent les événements quand ils forment un destin.

    Une fois encore, Delphine de Vigan s'approche de la fournaise des âmes. Rien de lisse dans ces parcours qu'elle nous expose, beaucoup d'aspérités et de failles, et c'est ce qui, me semble-t-il, permet sinon l'identification, du moins l'empathie.

  • Rester vivant !

    « J'ai peur de tous ces gens raisonnables et soumis »... Michel Houellebecq

     

    Nos bibliothèques abritent en leurs replis des trésors insoupçonnés. Parfois, le hasard ou le miracle d'un mystérieux ressac les conduit jusqu'à nos mains. Nous les regardons, émus, un peu surpris : ils étaient près de nous et nous l'ignorions. Ou alors nous les savions là, tapis dans l'obscurité, mais nous n'avions pas encore pris le temps de les honorer de notre joie. En bref, nous les découvrons ou les redécouvrons soudain, immobiles, un peu gênés d'avoir dû se faire si discrets des mois, voire des années durant. Pour un peu, ils s'étonneraient du regain d'intérêt que nous leur témoignons. J'ai ainsi exhumé dernièrement Les Matinaux de René Char et j'ai trouvé là des pages belles à pleurer. Il y a deux jours, j'ai eu envie de redécouvrir le recueil de poèmes de Michel Houellebecq, Rester vivant, suivi de La poursuite du bonheur. Rester vivant, c'est un peu comme les Lettres à un jeune poète de Rilke, mais en version punk. Avec en arrière-plan une certaine idée de déconfiture : pour devenir poète, il faut se dépouiller, se laisser décaper jusqu'en son centre afin de mieux naître à l'incandescence de la poésie. Ce sont quelques pages d'un pur bonheur. La langue de Houellebecq se fait tour à tour administrative, sensuelle et drôle. Elle nous piège là où on ne l'attend pas. Le tout est teinté d'une ironie qui fait plaisir à lire et que Houellebecq n'hésite pas à démonter quand cela lui chante. Exemple : « Les mécanismes de solidarité sociale (allocation chômage, etc.) devront être utilisés à plein, ainsi que le soutien financier d'amis plus aisés. Ne développez pas de culpabilité excessive à cet égard. Le poète est un parasite sacré ». Un brûlot à lire et à relire en période de disette, quand on sent qu'autour de soi les mots « rentabilité », « chiffre d'affaires » ou, dans un autre registre, « réforme du collège », « consignes ministérielles » appauvrissent le discours ambiant, le lissent jusqu'à la corde. Oui, en ces temps par trop maussades, Rester vivant fait du bien.

     

    Un peu avant de nous faire plonger dans La poursuite du bonheur, au détour d'un paragraphe, Houellebecq nous prévient : « N'ayez pas peur du bonheur ; il n'existe pas ». Cela n'empêchera pas les benêts que nous sommes de nous lancer dans d'épuisantes courses-poursuites. Passant cette fois à une langue classique, Houellebecq nous chante sa déréliction. C'est presque du spleen baudelairien. Dans les rues de Paris, il traîne son cafard plus grand que lui. Mais il voit dans certains regards des flammes princières (« Je porte au fond de moi une ancienne espérance / Comme ces vieillards noirs, princes dans leur pays, / Qui balaient le métro avec indifférence »). Il se souvient d'une femme qui fut sa maîtresse. Le plus souvent, il ressasse son étrangeté jusqu'à la nausée. La nature (« laide, ennuyeuse et hostile ») ne lui dit rien qui vaille et, si elle le tente parfois, c'est toujours pour le ramener dare-dare vers « les parkings et les vapeurs d'essence ». On lit sous sa plume tout un monde assez glauque, qui n'a rien à envier aux ténèbres. Plus loin, Houellebecq imagine sa fin (« Il y aura le regret, puis un sommeil très lourd »), puis il passe à autre chose.

     

    Là encore, c'est un pur bonheur de lecture. Chez René Char, il y a quelques semaines, je lisais ceci : « La réalité sans l'énergie disloquante de la poésie, qu'est-ce ? ». Houellebecq ne dit pas autre chose, mais toujours dans une version punk. Pourtant, pas de no future totalement désespéré ici : il s'agit plutôt d'un constat d'échec généralisé au cœur duquel, cependant, scintillent quelques étoiles. Parce que la poésie, c'est ce qui nous sauve.

  • Les Rêveurs, d'Isabelle Carré

    On la dit lumineuse et discrète. Elle a effectivement quelque chose d'un ange qui passe. Elle semble faite pour le bonheur, mais ce n'est, ainsi qu'elle l'écrit, que la partie émergée de l'iceberg. En elle, des fracas, des secousses, des incertitudes qui ont fait d'elle ce qu'elle est aujourd'hui. Dans sa vie, des complications multiples et variées, comme nous en connaissons tous à plus ou moins grande échelle. Dans Les rêveurs, Isabelle Carré dresse une sorte de galerie familiale. Son roman est largement autobiographique, mais il accorde également une place importante à l'imaginaire. Là où il lui manquait des informations, des morceaux, Isabelle Carré a inventé, brodé, recomposé. Les portraits qu'elle nous livre sont parfois surprenants et souvent hors norme. La rencontre de ses parents ? La collision de deux malentendus. Ils auraient tout aussi bien pu ne pas se connaître, et les voilà pourtant, singuliers, un peu perdus, à la tête d'une famille dont ils ne savent pas toujours que faire. Lui finit par oser afficher l'homosexualité qu'il a longtemps cherché à étouffer, elle s'enfonce de jour en jour dans d'indéfinissables brumes qui sont celles qui entourent le chagrin. Elle s'efface, elle s'absente de sa propre vie, elle tire un trait sur elle-même. Elle sculpte des femmes qui ont toutes une étrange particularité : elles n'ont pas de bras. Pas de bras pour enlacer, pas de bras pour materner. C'est comme le symbole d'une impossibilité à embrasser un monde trop vaste, trop ennemi. Isabelle, sa fille, cherche à communiquer avec elle, à la rejoindre en ses brumes, mais ne fait que s'y meurtrir.

    Qu'est-ce qui nous sauve de ce qui nous blesse ? Qu'est-ce qui, dans un parcours, fait que l'on achoppe, puis que l'on rebondit malgré l'épuisement ? Que reste-t-il de l'enfance une fois que l'on parvient à l'âge adulte ? Ces questions traversent le livre en filigrane et lui donnent une certaine gravité. Les contrepoids ne manquent pas et Isabelle Carré évoque également tout ce qui lui procure de l'air et la fait vibrer : ses enfants, le cinéma, ces « autres vies que la sienne » qu'elle ne se lasse pas de jouer. Elle refuse de croire qu'avec le temps tout s'en va. La preuve : ce livre, qui retient en ses pages des souvenirs qui ne pourront plus s'évaporer. On s'attache à tous ces êtres que l'on croise sous la plume de l'auteure, on se reconnaît dans leurs fêlures, on sent qu'ils ont quelque chose à nous dire. Peut-être que leurs trajectoires un peu cabossées qui finissent par se redresser tant bien que mal veulent nous susurrer des mots réconfortants ?

    Adolescente, Isabelle Carré noircissait des pages et des pages dans son journal. Elle ne sait pas très bien pourquoi elle abandonna ensuite l'écriture pendant vingt ans. Pour s'y remettre de plus belle. Et nous offrir ce joyau.