Mistral perdu ou les événements, le dernier livre d'Isabelle Monnin
Elles sont deux, à rire aux éclats dans l'insouciance des printemps qui ne se sont pas encore mués en automnes malingres et tremblants. Elles sautent sur les lits, elles se tiennent chaud la nuit, elles se cousent un avenir doré. Elles découvrent un chanteur aux jambes arquées, dont la voix est finalement tout aussi arquée ! Il crie à la face du monde que la société ne l'aura pas, il cherche son flingue pour dégommer ceux qui, selon lui, pensent de traviole, pensent dégueulasse, pas beau, trop dans les clous. Elles s'enivrent de ses chansons. Dans la cour de récré, il est comme un étendard que l'on brandit fièrement, il crée une communauté qui tient chaud au revers du zonblou. J'ai connu tout ça, Renaud, le frangin, le poteau...
Elles sont deux encore, que l'on retrouve plus tard, étudiantes à Paris. L'une se destine au journalisme, l'autre aimerait embrasser une carrière de comédienne. Le chanteur énervant a déserté leur appartement, d'autres sont venus, c'est comme ça. Il n'a, en revanche, pas tout à fait quitté leurs cœurs. Ses chansons œuvrent encore dans l'ombre, elles sont toujours inscrites dans le filigrane de leurs deux vies. Leurs deux vies unies et complices. De temps à autre, leur tombe dessus ce qu'elles appellent la chiale. Tout à coup, les robinets lâchent et leurs yeux n'en finissent pas de couler. Parfois aussi, c'est la « sombra », une humeur de ténèbres qui prend à la gorge. Plus tard, on se demandera dans quelle mesure ces détresses incontrôlées n'étaient pas annonciatrices du drame qui allait se jouer un jour, porteuses du lourd chagrin qu'il allait laisser. La jeune femme qui voulait devenir comédienne n'aura jamais l'occasion d'aller vérifier ses rêves. Étouffés dans l'œuf, morts avant d'avoir pu éclore, tout comme elle, qui sera emportée à vingt-six ans par l'absurde, le n'importe quoi, celui qui fige les survivants hébétés et en une seconde fait basculer à jamais une part d'eux-mêmes dans l'effroi. J'ai connu tout ça, le chagrin hivernal qui laisse une banquise dans l'âme et manque vous coller la chiale à tout moment...
Des événements passent sur les vies de ceux qui restent, qui n'ont guère d'autre choix que de rester. C'est la grande histoire qui vient dessiner comme une toile de fond à nos drames et à ce qui demeure en nous de joie, malgré tout. Le chanteur à la voix autrefois éraillée est devenu, lentement mais tristement, un chanteur à la voix éteinte, puis un chanteur à plus de voix du tout. Mais ce qu'il fut en nos jeunesses lointaines, personne ne nous l'enlèvera, personne ne le lui enlèvera. Et ce mistral qu'il fit souffler un jour sur nos adolescences émoustillées et révoltées, il n'est pas tout à fait perdu puisqu'un jour il fut gagnant...
Le dernier livre d'Isabelle Monnin est une déchirure, un cri, un chant d'amour envoyé à ceux qu'elle appelle ses fantômes : sa sœur et un enfant trop tôt disparu, jamais réellement connu, ou si peu, trop peu. Il faut parfois s'armer de courage pour lire ce récit qui nous renvoie à nos propres absents. C'est une plongée en eau froide, mais pas seulement : cette rivière ne charrie pas que des larmes. Elle nous conte des enchantements, des amitiés, des bonheurs de tous les jours, des rires d'enfants qui cascadent dans la maison, des soleils qui ont un peu pâli, mais réchauffent encore.
Les gens dans l'enveloppe nous avaient déjà donné une petite idée, je crois, de la noblesse d'âme d'Isabelle Monnin. Mistral perdu ou les événements nous confirme non seulement un sacré talent, mais aussi et surtout une générosité sans bornes, une fidélité qui refuse d'enterrer les absents. Qui préfère leur désigner une place toute chaude du côté gauche, là où, dans les plis, demeurent, intacts et sans rides, les souvenirs.