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Le serre-livres - Page 28

  • Coquelicot, Klatschmohn, papavero, poppy !

    « Il y a autant de visions du monde, autant de mondes, que de langues », écrivait Hector Bianciotti, un écrivain que j'aime particulièrement et dont il faudra que je parle ici un jour ! Je viens de relire cette phrase, tirée de son livre Comme la trace de l'oiseau dans l'air, dans un des nombreux petits carnets où je note, au fil de mes lectures, les mots attrapés çà et là et dont j'ai envie de faire de durables compagnons. Coïncidence amusante : j'ai redécouvert la citation de Bianciotti ce matin, alors même que je me demandais pourquoi il me fallait toujours, ou presque, traduire ! Je m'explique : ce matin, je pensais au mot « coquelicot », que je trouve très beau. Immédiatement après, je me suis dit que son équivalent allemand était merveilleux, lui aussi : « Klatschmohn ». Soudain, je me suis rendu compte que j'avais oublié le mot italien. Vite, un dictionnaire, recherche compulsive parce que je m'aperçois, presque affolée, qu'il manque comme une mélodie à mon univers. « Papavero », mais oui, c'est vrai ! Mince, je ne sais pas dire « coquelicot » en anglais ! Même recherche fiévreuse ! « Poppy », deux syllabes qui semblent s'envoler joyeusement et évoquent la légèreté soyeuse de ladite fleur. Je reviens au terme allemand. J'ai lu quelque part que l'on pouvait également dire « Klatschrose » pour « Klatschmohn ». Quand on sait que « klatschen » signifie « fouetter », on voit très bien l'image. Une rose fouettée, battue par les vents ou toutes sortes d'intempéries, quelle puissance poétique ! L'allemand reste ma langue de prédilection. J'en ai fait ma terre d'élection, pour ainsi dire, une deuxième langue maternelle. On connaît les douceurs qu'évoque l'adjectif « maternel ». Une mère berce et console, emmitoufle de soleil. Voilà, à peu près, quelles vertus l'allemand a pour moi. C'est la langue nourricière. Qu'elle soit régulièrement maltraitée, fouettée, tel un fragile coquelicot, par des jugements à l'emporte-pièce qui ne prendront jamais le temps d'écouter ce qu'elle aurait à leur dire pour les tordre, la rend encore plus précieuse à mes yeux ! C'est mon petit coquelicot à moi, ma rose martyrisée...

     

  • Emily Dickinson, la plus que vive

    La semaine dernière, je suis allée voir le film Emily Dickinson, a quiet passion. Dans la foulée, j'ai lu La dame blanche, livre de Christian Bobin consacré à la poétesse américaine. Les deux se complètent merveilleusement bien.

    Voici, pêle-mêle, les quelques réflexions qui me sont venues suite à ma rencontre avec l'univers d'Emily Dickinson. J'ai encore beaucoup à découvrir et ne peux, pour ce billet, ne m'appuyer que sur le ressenti suscité par le film et le livre de Bobin.

     

    C'est une brûlée vive. Les émotions ne se contentent pas de la traverser, elles rougeoient durablement en elle, elles prennent feu dans la forge de son cœur. Ce qui ne ferait qu'effleurer une autre l'atteint au plus profond et la renverse. Elle est l'incandescence même.

    C'est une écorchée vive. Le monde lui est trop rocailleux, c'est une montagne qu'elle ne peut escalader, elle en aurait le souffle meurtri à chaque coudée. Elle est l'éraflure même.

    Si l'amour n'est pas absolu et enchâssé dans un écrin de pureté, autant y renoncer, semble-t-elle nous dire. Si le dehors n'est fait que pour abîmer le trésor que l'on porte au-dedans de soi, à quoi bon frayer avec lui ? Sa forteresse intérieure est de toute façon tellement riche qu'elle lui tient lieu d'univers.

    Emily aime écrire la nuit, à la lueur d'une chandelle qui palpite faiblement sur la table et éclaire, tel un soleil, le papier ami. La flamme tremblante apaise celles, plus folles, qui lèchent son âme. Les mots disciplinent l'incendie, lui intiment l'ordre de se faire tout petit. Il renaîtra de plus belle à l'aurore, ne s'amenuisera jamais. Toujours, sur le métier, il faudra remettre l'ouvrage. Ce que les pages écrites la nuit auront calmé s'embrasera de nouveau à l'aube. Tel est le destin des poètes : ce qui vient à leur rencontre les foudroie.

     

    Le film est comme traversé par deux courants contraires : jusqu'à la mort de son père, Emily a encore souvent de grands accès de joie. Une espiègle légèreté la fait sautiller d'un jour à l'autre, une saine révolte l'anime. À partir du moment où monsieur Dickinson n'est plus, les pertes et les deuils se succèdent et la vie d'Emily bascule dans une profonde gravité.

    Le livre de Bobin est éclatant de poésie. J'ai relevé ici ou là des expressions que j'ai trouvées magnifiques et que je compte bien garder à jamais dans ma petite besace, celle que j'emporte partout avec moi et qui me permet souvent d'échapper à la lourdeur du monde (cet « abattoir des âmes » !) : « l'accordéon de velours d'une chenille », « la lumineuse douleur de vivre », « un pré électrisé d'abeilles », pour n'en citer que quelques-unes.

    Je vais à présent me plonger dans l'ouvrage que Claire Malroux a écrit sur Emily Dickinson, Chambre avec vue sur l'éternité. J'en ai déjà lu une vingtaine de pages ce matin, et voilà que là aussi, des images m'ont happée, me donnant envie d'aller plus loin. Les feuilles tombant sur le sol en automne, « dociles elles aussi à l'injonction de la saison », par exemple. En parallèle, je vais lire des poèmes d'Emily Dickinson. Splendide programme !

     

  • Enfance, de Tolstoï

     

    Depuis que je l'ai découvert, Tolstoï ne cesse de m'étonner et de m'émouvoir. Il m'étonne parce que sa langue est limpide, sans apprêts, et pourtant majestueuse. Sa grandeur réside dans son extrême simplicité. L'écrivain russe dépeint l'âme humaine avec une sidérante économie de moyens. En quelques lignes, il peut brosser le portrait d'un être de la manière la plus juste et la plus précise, sans forcer le trait. Il m'émeut parce qu'il semble toujours prendre fait et cause pour nos fragilités. Il n'accuse pas, me semble-t-il, il constate. Dans Anna Karénine, sa plongée dans les âmes des différents personnages nous mène au plus près de leur vérité. Impossible, une fois qu'on a sondé leurs profondeurs et leurs abîmes, de les condamner.

     

    Dans Enfance, nous voilà cette fois témoins (ô combien privilégiés!) de ce que vécut Tolstoï enfant. De ce qu'il fut aussi. Comme tous les enfants, il lui arrive de se montrer cruel, mais il est déjà capable de repentir, ce qui le dispose à faire ensuite amende honorable. S'étant une fois comporté selon lui de façon injuste avec Karl Ivanovitch, son serviteur et précepteur, le voilà pétri de remords. Plus d'une fois, il s'en voudra d'avoir pu offenser des êtres, notamment parmi ceux qui lui étaient les plus dévoués. Il fut parfois un gamin suiveur, s'acharnant sur plus faible que lui dans le seul but d'obtenir les faveurs d'un meneur qu'il aimait, mais il ne se pardonna pas ces écarts. La preuve : des années plus tard, il revient, le cœur contrit, sur ce qu'il pourrait finalement considérer comme des broutilles !

     

    La mort de sa mère signe la fin de son enfance. Même son chagrin lui paraît suspect à certains égards. N'en fait-il pas trop pour paraître plus affligé que tous les siens ? Tolstoï ne se montre jamais complaisant avec lui-même. Il s'applique à lui-même la méthode qu'il emploie avec ses personnages : il descend, muni de son scaphandre, en ses abysses, fussent-ils amers. Ne cherchant ni notre compassion, ni notre adhésion, il les obtient pareillement, l'une et l'autre. Il ne se met pas en scène, il se raconte le plus sobrement du monde, et c'est en cela qu'il est, à mes yeux en tout cas, d'une incomparable grandeur !