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Le serre-livres - Page 17

  • L'ordre du jour

    Je ne suis pas de ceux qui, bien sûr, chaque année, s'offrent le prix Goncourt, comme dans la chanson de Renaud. Pour toutes mes lectures, j'y vais à l'instinct : si le thème et le style m'inspirent, je fonce sans me poser de questions, Goncourt ou pas. Et j'achète, la plupart du temps, ce qui n'est pas fait pour désencombrer la maison dans laquelle je vis et où chaque pièce a fini par réclamer sa montagne (magique !) de livres. Cela crée partout des horizons arrosés d'une douce lumière. Bref, j'en reviens au Goncourt : je ne le lis pas chaque année, loin s'en faut. Mais le dernier (L'ordre du jour, d'Éric Vuillard) me titillait depuis un petit bout de temps. Plusieurs amis m'en avaient dit du bien. Le sujet (les prémices de la Seconde Guerre mondiale) m'intéressait. Le style, je ne le connaissais pas, mais il me fut livré sur un plateau dès les premières lignes, magistrales, comme tout l'ensemble de cet incroyable édifice dont chaque pierre semble être la pièce maîtresse. C'est à la fois concis et précis. Percutant, toujours. Et teinté d'une subtile ironie.

    Comment se fait l'Histoire ? Par quels coups de boutoir ou de pouce, par quels coups bas devient-elle ce qu'elle est appelée à être ? Il y a là quelque chose de vertigineux, qui échappe souvent à la raison. Éric Vuillard expose ces sombres moments où tout bascula dans l'effroi : la montée du nazisme, favorisée par l'appui financier de quelques grands industriels, l'entrée des troupes hitlériennes en Autriche, le déchirement du monde. Dès les premières pages, on est pris dans un tourbillon, comme l'Histoire le fut elle-même en cette période ô combien obscure... Ces 150 pages nous tirent d'emblée par la manche, on ne peut plus les lâcher, partagé que l'on est entre saisissement et incompréhension. On songe, infiniment triste, à ce que deviendra le monde une fois livré aux assauts de quelques fous furieux. On ne peut s'empêcher de se demander ce qu'il serait devenu si ces mêmes assauts s'étaient heurtés à plus forts qu'eux. Ce ne fut pas le cas, comme on le sait, et l'Histoire apparaît alors comme un jeu de dupes, une farce, une absurdité.

    Les faits ne sont jamais exposés froidement sous la plume d'Éric Vuillard. On sent qu'il « mouille la chemise », implique son âme, se révolte. Avoir pu faire tenir tant de densité en 150 pages, voilà qui relève d'un sacré tour de force. Cela n'est donné qu'aux grands, ceux qui, en plus de maîtriser leur sujet, le soumettent à une analyse qui n'appartient qu'à eux.

  • Chère mademoiselle, un roman d'Antoine Godbille

    Il y a mille et une façons de déclarer sa flamme. Certaines sont moins conventionnelles que d'autres. Et puis, il y a celles qui, carrément, déchirent ! Elles fendent le plafond des convenances pour aller flirter avec les étoiles. Ainsi en va-t-il de celle qu'a choisie Antoine Godbille. Dans un livre de 158 pages, il adresse une lettre à plusieurs personnes : une demoiselle, un monsieur et une dame. On apprendra au fil du récit de qui il s'agit. Récit de soi, sans fard, voilà ce qui porte chaque ligne de Chère mademoiselle. Il est question de quais de gare, de drogues, de « souvenirs de baisers volés, de cercles vicieux infernaux » (j'emploie à dessein une formule de Thiéfaine puisque l'auteur de ce livre est aussi un fin connaisseur de l'œuvre du poète jurassien aux accents rimbaldiens, baudelairiens, verlainiens, mais surtout thiéfainiens !). Le début de ces pages ne nous dit pas où l'histoire compte nous emmener, on sait seulement qu'à la toute fin apparaîtra, pour la demoiselle, le monsieur et la dame, une question bien précise à laquelle il conviendra de livrer réponse.

    Je ne peux en dire plus au sujet de la substance même du récit. J'en dévoilerais trop, et là n'est pas le propos. Le but, c'est que vous, lecteurs de ce blog, alliez vers Chère mademoiselle, sans trop savoir ce qui vous attend ! En résumé : la découverte d'une vie qui ne se borne pas à ce qu'elle est, mais qui déborde des coutures pour mieux se raconter. Ce récit nous permet de rencontrer un être, et qui sait si ce n'est pas à soi-même que l'on finira par arriver au terme de cette course haletante ! Car cette déclaration-confession a parfois des allures de marathon (de cela, il sera question aussi) ! « Toujours plus loin, à fond la caisse », comme chante le poète jurassien aux accents rimbaldiens, etc. On pourra s'interroger sur son propre Top 1000, après avoir découvert celui de l'auteur de la lettre (faut-il le distinguer d'Antoine Godbille, se confond-il avec lui, n'en est-il qu'une part, et laquelle ? Tout cela est à la libre appréciation du lecteur !) Le Top 1000 se compose de toutes ces chansons qui, pour une raison X ou Y, nous constituent, résonnant profondément dans notre petit panthéon personnel jusqu'à faire de nous celui ou celle que nous sommes. À chacun de voir où en est sa propre liste de (p)références !

    On trouvera ici de belles réflexions sur le don de soi, la famille, et ces séparations qui sont des arrachements. C'est un récit sans artifices, comme je le disais plus haut, c'est taillé dans le granit, mais de celui que l'on trouve sur une certaine côte bretonne : rose...

  • "Quand on perd un ami, de la lumière subsiste"...

    "Quand on perd un ami, de la lumière subsiste". Gérard MANSET

     

    Mon amie Catherine Debras s'est éteinte brusquement il y a dix jours. C'est comme si sa mort brutale était venue refermer bruyamment une porte dans ma vie. Impression d'inachevé, de trop de choses non vécues... Sentiment d'injustice, comme à chaque fois qu'un être jeune est arraché par la faucheuse à tout ce qu'il avait encore à vivre.

     

    Comment évoquer au mieux ce petit bout de femme ? Peut-être en laissant entrer à nouveau en moi les émotions ressenties à la lecture de son dernier livre, Rien qu'une vie, un récit racontant l'année que son père vécut à Constantine durant la guerre d'Algérie. La lecture de Rien qu'une vie m'avait bouleversée, il y a quelques mois. J'avais envoyé plusieurs messages à Catherine afin de lui exprimer ma gratitude. Pour moi, elle avait réussi là un tour de force : raconter son père avec, à la fois, une grande proximité et une délicate pudeur. Dès les premières lignes, le lecteur est happé par la forme originale du récit : Catherine s'adresse directement à son père, en employant la deuxième personne du singulier. On voit se dérouler douze mois de l'existence d'un homme. Douze mois, c'est si peu, et cela peut être si déterminant pour la suite. Ce fut le cas de cette année passée à Constantine. L'écriture effectue de nombreux va-et-vient entre la Lorraine et l'Algérie. Des amitiés sont évoquées, un amour naissant esquissé pudiquement. Le style est limpide et léger. Sans fioritures et percutant. Catherine avait ce don peu commun de faire jaillir en quelques mots de multiples arrière-pays. C'est un peu comme quand elle parlait : il suffisait d'observer ses mimiques pour comprendre quelle réaction provoquait en elle ce que l'on venait de dire. Parfois aussi, en une seule phrase, elle résumait la pensée qui ne parvenait pas à s'exprimer chez son interlocuteur. Dans l'écriture comme dans la vie de tous les jours, Catherine était subtile. D'une subtilité discrète, jamais tonitruante. Nous échangions très souvent, elle et moi, sur l'écriture. Elle avait compris que les innombrables obligations liées à mon rôle de mère m'avaient pour un temps détournée des entreprises de longue haleine. Elle me répétait souvent que mes blogs étaient ma manière de ne pas rompre le lien avec l'écriture. Bref, elle avait tout compris...

     

    Que reste-t-il d'un être une fois la mort venue ? Très vite, l'écho de sa voix, le tracé de ses gestes se perdent. Mais s'il écrivait, une partie de ce qu'il fut demeure à jamais intouchable. Chacun de ses mots nous ramène une parcelle, fût-elle infime, de ce qu'il était. Les grandes lignes ne s'estompent pas. Ce qu'il était au plus profond de lui-même, il le donnait sans réserve à l'écriture. Et je crois que c'est au cœur des pages brûlantes qu'elle a écrites que Catherine nous a laissé en cadeau le souffle de son âme...