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Le serre-livres - Page 17

  • Il peso della farfalla, Erri de Luca

    Novembre. Un paysage de montagne et de gerçures tracées par le gel qui vient d'arriver. Un chasseur, un taiseux comme il en naît parfois dans le silence obstiné des campagnes. Il sent que sa fin est proche, les fatigues qui pèsent soudain sur ses épaules ne le trompent pas. Il a cru autrefois en une possible révolution, puis celle-ci s'est révélée inatteignable. Il a aimé. Des corps, des instants, des saveurs. Peut-être une femme. À qui il n'a pas su dire avec des mots qui il était, préférant toujours lui conter l'inénarrable à travers son harmonica. Cette fois, les notes de musique se dispersent dans les airs, il n'en restera rien. On voit cet homme observer des enfants à la sortie d'une école, il comprend que ce sont eux qui vont désormais assurer la relève. Prendre sa place en somme. Déjà, son harmonica se fait plus discret. L'homme sent que « la vie sans lui est déjà en chemin ».

     

    En parallèle, le déclin d'un roi : celui du chamois que l'homme a fait orphelin des années auparavant. L'animal sent lui aussi sa fin venir. Elle s'avance en lui, il la touche du bout de ses sabots affaiblis, moins assurés que par le passé. Il regarde ceux sur qui il a régné vingt années durant. Il n'est plus que fragilité.

     

    Dans un récit serré (soixante pages seulement, d'une densité incroyable), Erri de Luca mène de front deux narrations, passant régulièrement de l'homme à l'animal, et inversement, jusqu'à l'instant final qui les rapprochera. Je n'en dis pas davantage. Une chose est sûre : ce livre est pure merveille. Erri de Luca fait une description sensuelle de la nature et du ciel, toujours au-dessus d'elle, la livrant tantôt à ses caprices impitoyables, tantôt à ses largesses. Alors que la mort approche pareillement pour le chamois et le chasseur, on sent la vie palpiter à chaque ligne, et la langue italienne y est pour beaucoup. Une grâce indicible bourgeonne dans des mots comme « ruscello » (le ruisseau), « sorgente » (la source), ou encore « ghiaccio » (la glace). Si l'on peut, donc, il vaut mieux lire ce livre dans son incomparable jus d'origine, où tout est chant : les « r » roulés s'apparentent au roucoulement des torrents de montagne, les mots en leurs courbes infiniment féminines ont quelque chose du tracé des montagnes et des collines (je pense à un verbe comme « sfracellare », qui signifie broyer, ou encore « la smorfia », la grimace).

     

    Erri de Luca se fait philosophe ici. Mais philosophe tout en dépouillement, sans grands discours. Qui, de l'homme ou de l'animal, peut prétendre à la grandeur ? Comment serait le monde s'il n'était pas soumis aux absurdes assauts de l'homme ? Et lui, l'homme, que serait-il sans ce qu'il accomplit, et sans ce qu'il anéantit ? Autant de questions subtilement posées au lecteur. On referme le livre avec la certitude qu'on le portera longtemps en soi, peut-être même toujours. Qu'il pèsera, quelque part, sans doute dans les replis de notre cœur, son poids de papillon. Et ce n'est pas rien !

  • Elsa mon amour, un roman de Simonetta Greggio

    Simonetta Greggio, Elsa Morante : la seule évocation de ces deux noms fait déjà voyager. Ils vous transportent dans cette Italie qui fleure bon les citronniers, la lavande, le café ristretto et que sais-je encore ! On dit Simonetta Greggio, et l'on voit du linge traverser une rue, d'une façade à l'autre, tremblant dans les airs comme un feu d'artifice. Quelque chose de l'Italie éternelle ressuscite en nous, des images, des trésors, des réconforts.

    Elsa Morante, Simonetta Greggio : leurs plumes et leurs voix s'entremêlent et se confondent dans un roman qui a tout d'une déclaration d'amour. D'où le titre, sans doute : Elsa mon amour. Si l'on en croit Simonetta Greggio, Elsa Morante écrivait pour réparer ce qu'elle pouvait de la vie. Ainsi reprisait-elle les scénarios trop contrariants (et Dieu sait si son existence en connut !), ainsi raccommodait-elle certaines fêlures pour, si possible, s'en accommoder. Ainsi se réconciliait-elle avec certains deuils trop lourds à porter.

    On croise dans ce livre des amours un peu folles, parfois sombres, souvent cruelles. On imagine le ronronnement paisible de certains chats qui furent les compagnons d'Elsa Morante, on croit presque, au fil des pages, apprivoiser pour soi Neve, la chienne insouciante. On croise des noms connus, Cesare Pavese, Luchino Visconti, Pier Paolo Pasolini, Alberto Moravia.

    Il pleut beaucoup dans ce roman. Et la pluie n'est jamais la même. Parfois, c'est « plus un brouillard suspendu qu'une vraie pluie ». Parfois, ce sont des « milliers d'aiguilles transparentes ». Ailleurs, c'est un simple murmure. Chaque averse semble amener une atmosphère qui lui est propre et qui, sur le plan littéraire, confère une certaine tonalité au chapitre sur lequel elle ouvre.

    Sa vie durant, Elsa Morante fut une grande amoureuse. Souvent déçue, se cognant le cœur à de nombreuses mésaventures. Cependant, le grand amour qui lui vint dès l'enfance, à savoir l'écriture, celui-là demeura pur, indemne jusqu'au dernier souffle.

    Simonetta Greggio réussit plusieurs tours de force dans ce livre délicat : on le lit comme un assoiffé, avec l'envie d'en savoir plus (mais qui était donc Umberto Saba, mais qui sont les membres de la famille Agnelli ?). Surtout, on referme ce roman avec la certitude que bientôt, si ce n'est déjà fait, on lira Elsa Morante !

  • L'ordre du jour

    Je ne suis pas de ceux qui, bien sûr, chaque année, s'offrent le prix Goncourt, comme dans la chanson de Renaud. Pour toutes mes lectures, j'y vais à l'instinct : si le thème et le style m'inspirent, je fonce sans me poser de questions, Goncourt ou pas. Et j'achète, la plupart du temps, ce qui n'est pas fait pour désencombrer la maison dans laquelle je vis et où chaque pièce a fini par réclamer sa montagne (magique !) de livres. Cela crée partout des horizons arrosés d'une douce lumière. Bref, j'en reviens au Goncourt : je ne le lis pas chaque année, loin s'en faut. Mais le dernier (L'ordre du jour, d'Éric Vuillard) me titillait depuis un petit bout de temps. Plusieurs amis m'en avaient dit du bien. Le sujet (les prémices de la Seconde Guerre mondiale) m'intéressait. Le style, je ne le connaissais pas, mais il me fut livré sur un plateau dès les premières lignes, magistrales, comme tout l'ensemble de cet incroyable édifice dont chaque pierre semble être la pièce maîtresse. C'est à la fois concis et précis. Percutant, toujours. Et teinté d'une subtile ironie.

    Comment se fait l'Histoire ? Par quels coups de boutoir ou de pouce, par quels coups bas devient-elle ce qu'elle est appelée à être ? Il y a là quelque chose de vertigineux, qui échappe souvent à la raison. Éric Vuillard expose ces sombres moments où tout bascula dans l'effroi : la montée du nazisme, favorisée par l'appui financier de quelques grands industriels, l'entrée des troupes hitlériennes en Autriche, le déchirement du monde. Dès les premières pages, on est pris dans un tourbillon, comme l'Histoire le fut elle-même en cette période ô combien obscure... Ces 150 pages nous tirent d'emblée par la manche, on ne peut plus les lâcher, partagé que l'on est entre saisissement et incompréhension. On songe, infiniment triste, à ce que deviendra le monde une fois livré aux assauts de quelques fous furieux. On ne peut s'empêcher de se demander ce qu'il serait devenu si ces mêmes assauts s'étaient heurtés à plus forts qu'eux. Ce ne fut pas le cas, comme on le sait, et l'Histoire apparaît alors comme un jeu de dupes, une farce, une absurdité.

    Les faits ne sont jamais exposés froidement sous la plume d'Éric Vuillard. On sent qu'il « mouille la chemise », implique son âme, se révolte. Avoir pu faire tenir tant de densité en 150 pages, voilà qui relève d'un sacré tour de force. Cela n'est donné qu'aux grands, ceux qui, en plus de maîtriser leur sujet, le soumettent à une analyse qui n'appartient qu'à eux.