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Le serre-livres - Page 16

  • Mémoires d'outre-tombe

    Connaissez-vous ce plaisir : on ouvre un livre et, dès les premières lignes, on sent qu'il a quelque chose de puissant à nous dire, qu'il est fait pour nous, qu'une part de nous l'attendait depuis très longtemps ? Cela m'est arrivé plus d'une fois dans ma vie de lectrice, et l'on aurait tort de croire que dans ce domaine, une longue expérience empêche le renouvellement ! C'est tout le contraire, me semble-t-il : à mesure que les années défilent, l'œil s'aiguise davantage et est plus à même de percevoir rapidement ce qui nourrira intérieurement son homme. Trêve de bavardages, j'en viens à mon sujet : Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand. Lorsque j'étais adolescente, je pris l'habitude de tenir des petits carnets dans lesquels je recopiais scrupuleusement des passages entiers de livres. Cela m'occupait parfois pendant des heures. Vers l'âge de quinze ans, je fis l'acquisition d'un dictionnaire de citations. On y trouvait foison de belles phrases, classées par auteurs. Je m'en régalais. Chateaubriand faisait partie des écrivains dont les mots recevaient de ma part le plus d'accolades. Ces mots finissaient presque systématiquement dans un desdits carnets. Plus tard, je lus René et Atala. Sans en tirer la joie escomptée, il faut bien l'avouer. Plus tard encore, j'entendis souvent parler des Mémoires d'outre-tombe, mais je n'osais pas m'approcher de ce monument. Pour tout dire, il m'intimidait. Et puis voilà qu'en juin 2017, je trouvai une partie de ces Mémoires dans le bac « Servez-vous » d'une médiathèque. J'emportai l'ouvrage. Et le laissai dormir durant un an et demi dans une de mes bibliothèques. Il y a quelques jours, cherchant un livre à commencer, j'ouvris Mémoires d'outre-tombe. Et je fus littéralement happée. Quelques pages suffirent à me faire saisir l'ampleur du phénomène qui venait à moi : ce bonheur qu'il y a à s'immerger totalement dans une œuvre, à en être comme badigeonné, à la porter en soi alors même qu'on vient de la quitter, à sentir qu'elle, elle ne nous quitte pas. Qu'il y a désormais entre elle et nous un lien profond, étrange tissage dont on ne saurait dire de quoi il est fait précisément. Phrases qui font sens en nous dès la première lecture et réveillent des immensités. Assemblages de mots dont la perfection nous porte au plus haut degré de nous-même.

    Qu'est-ce qui me bouleverse tant chez Chateaubriand ? La langue tout d'abord : simple, élégante, raffinée. À mi-chemin entre l'emphase et le dépouillement. C'est en tout cas comme ça qu'elle m'apparaît. Ensuite, cette mélancolie poignante, si proche selon moi de celle de Lamartine. Chateaubriand aurait pu écrire lui aussi « Je ne veux pas d'un monde où tout change, où tout passe ». L'écriture comme une manière de lutter contre le mouvement perpétuel qui amène également un vide perpétuel, ou plutôt un « remplissage » chaque jour différent, propre à nous faire sentir sans cesse notre fragilité.

    Autre force encore de ces Mémoires : les descriptions de certains paysages bretons, cette faculté qu'a la plume d'en suggérer tour à tour la rudesse, la douceur, la magie. Les tourments de l'auteur semblent l'écho des tempêtes qui affligent régulièrement la mer. On sent qu'il y a adéquation absolue entre l'écrivain et sa contrée natale. Il en porte les brumes, les bourrasques et le génie !

    Une frustration tout de même : dans le bac « Servez-vous », il n'y avait que les livres I à III des Mémoires d'outre-tombe, et il ne me reste plus que quelques pages à lire. Que faire, sachant que je n'en possède pas la suite ? Foncer l'acheter aujourd'hui encore, sans doute !

  • Aufbau Ost, un livre de Claudia Rusch

     

    On peut avoir vécu une enfance paisible, voire heureuse, en RDA, et se montrer d'une lucidité rare quant à la nature du régime qui fut à l'œuvre là-bas, de l'autre côté, durant plusieurs décennies. Il s'agissait d'une dictature, ni plus ni moins, et Claudia Rusch ne souhaite pas que l'on utilise un autre terme pour évoquer le système est-allemand. De même, elle ne souhaite pas que l'on fasse commerce de certains objets estampillés Allemagne de l'Est. Elle nous invite à la prudence et à la clairvoyance critique. L'Ostalgie* qui a pu naître des cendres de la RDA est à prendre en compte, mais avec des pincettes. Surtout, ne pas sauter dedans à pieds joints, cela éclabousserait trop fort. Dans Aufbau Ost, Claudia Rusch fait part au lecteur de tout ce qu'impliquait une vie du mauvais côté du Rideau de fer. Son grand-père, opposant au régime, fut emprisonné et mourut dans sa cellule dans des circonstances troubles. Et combien d'exemples identiques, étouffés bien souvent, passés sous le gros rouleau-compresseur d'un silence obligé ? Claudia Rusch se souvient des tentatives de fuite ratées, menant en prison un nombre considérable d'individus. Elle parle également des sentiments contradictoires que pouvait éprouver un citoyen est-allemand lorsqu'il recevait la visite d'un parent de l'Ouest et que celui-ci se mettait à critiquer la RDA. L'Allemand de l'Est se sentait soudain humilié, même s'il savait bien au fond de lui que ledit parent avait raison. Et il lui prenait l'envie, à celui de l'Est, de défendre son pays, malgré tout. Ce que nous dit Claudia Rusch sur 190 pages, c'est qu'une chose n'empêche pas l'autre et que de toute médaille il faut considérer à la fois l'ensemble et les deux faces.

    L'Est a mis du temps à se relever de ses innombrables blessures, et les disparités avec l'Ouest ne se sont pas encore tout à fait dissipées. Certaines villes se sont désertifiées, et Claudia Rusch dépeint leur décrépitude avec sensibilité, amitié presque.

    Un chapitre m'a passionnée plus que tous les autres : celui dans lequel il est question de Leipzig, ville où je fis une partie de mes études il y a bien longtemps, ville où je fêtai, assez tristement (il faut le dire), mes vingt ans. Leipzig a su rejaillir de ses faiblesses. J'ai été très surprise, il y a quelques mois, en regardant un reportage sur cette ville que je n'ai pas revue depuis 2014 : le commentaire accompagnant le documentaire indiquait que la grande richesse de la cité saxonne, c'était l'entrelacs de ses multiples canaux. De l'eau dans le paysage de Leipzig ? Je n'en avais jamais vu. Je ne comprenais pas. Le livre de Claudia Rusch m'a fourni une explication : ces canaux n'ont été réhabilités qu'à la fin des années 1990. Du temps de la RDA, on les avait soigneusement disciplinés et enfermés dans des tuyaux : leurs eaux étaient tellement polluées qu'il s'en dégageait une odeur pestilentielle, d'où la nécessité de cacher la misère. Lorsque je vivais à Leipzig (entre 1993 et 1995), les travaux n'avaient pas encore été entrepris pour faire ressortir ces canaux des entrailles de la ville. En lisant Claudia Rusch, j'aurais presque eu envie de sauter dans ma voiture et de retourner en ex-RDA, terre qui me paraissait pourtant bien hostile parfois quand j'y vivais et qui, aujourd'hui, m'émeut tant : là-bas, à huit cents kilomètres, dort un pan de ma jeunesse. Là-bas, à huit cents kilomètres, on a su redresser la tête après l'avoir baissée tant de fois. On a su mener une révolution pacifique qui a conduit à la chute du mur de Berlin. Là-bas, comme disait ma correspondante bavaroise, c'est l'Allemagne quand même. Et c'est une Allemagne que j'aime, au moins tout autant que l'autre. Pas foncièrement différente de l'Ouest, pas totalement similaire non plus. Mais l'Allemagne. Avec tout ce que ce pays implique de douceur pour moi.

     

     

    *jeu de mots mélangeant Nostalgie et Ost, désignant l'Est.

  • Die Nacht, die Lichter, Clemens MEYER

    Peut-être avez-vous vu le film Une valse dans les allées, tiré de la nouvelle In den Gängen, de Clemens Meyer ? Moi oui. Depuis, l'idée de lire cet écrivain me titillait. Je voulais savoir comment une nouvelle avait pu donner naissance à un film quand même relativement long. Je viens de terminer In den Gängen et j'ai un bout d'explication : là où le film montre, le livre ne fait que suggérer. C'est assez formidable : on sent que Clemens Meyer parie sur la sagacité de son lecteur, on devine qu'il compte sur sa capacité à démêler les sentiments des uns et des autres, ce qui les pousse les uns vers les autres, ce qui les éloigne irrémédiablement. C'est beau, percutant, sans fioriture aucune. La langue est quotidienne, sans apprêt, et pourtant, elle crée à elle seule des ambiances dont le lecteur ne parvient pas de sitôt à se dégager.

    Dans la foulée, j'ai lu, dans le même recueil, les nouvelles Die Nacht, die Lichter et Der kleine Tod. Même atmosphère un peu perturbante. Beaucoup de choses se jouent dans la pénombre. Quelle histoire lie les deux protagonistes de Die Nacht, die Lichter ? On ne le saura pas exactement. Il y a sans doute eu de l'amour entre eux, des années auparavant, mais tout cela reste flou, on ne peut que supputer. Seules quelques phrases brisent légèrement l'énigme. Et encore, on n'est sûr de rien. Pourtant, cela prend, et on n'a plus envie de lâcher ces êtres entre lesquelles une fêlure s'est nouée. Elle semble penser vie commune, lui n'envisage qu'une chose : la fuite. Une manière subtile de montrer que les désirs des êtres concordent rarement ? Et cette obscurité qui n'en finit pas de nous poursuivre page après page, ne serait-elle pas celle qui habite toute existence ?

    D'après le peu que j'en sais, les personnages de Clemens Meyer aiment à frôler les marges, voire à les côtoyer dans les grandes largeurs. On sent des brisures sous les peaux, peut-être aussi des larmes qui n'ont pas réussi à couler. En lisant Meyer, on pense (enfin plutôt : je pense) à la faune tourmentée qui hante les chansons de Thiéfaine. Et je me sens en territoire familier. Tous ces êtres dont le quotidien est fait de trois fois rien et pour qui, parfois, une lumière s'allume tout de même (dans le regard de l'autre, dans un moment d'absence ou, à l'inverse, d'intense présence au monde), ne sont-ils pas un peu nous ?