Du hättest gehen sollen, un récit de Daniel Kehlmann
Il règne une atmosphère étrange dans cette maison que le narrateur et sa femme, Susanna, ont louée pour y passer des vacances. Lui veut profiter du silence qui l'entoure pour travailler à un scénario qui lui donne du fil à retordre, elle veut simplement se reposer en compagnie de son mari et de leur fille âgée de quatre ans, Esther. Mais, très vite, tout s'avère extrêmement contrariant dans cet environnement hostile : des cadres qui étaient au mur la veille encore disparaissent, un autre apparaît là où il n'y en avait pas, un robinet semble s'être déplacé d'une bonne vingtaine de centimètres pendant la nuit. Le narrateur se met à faire des rêves angoissants. Son reflet est absorbé par le miroir, il ne s'y voit plus.
Et la santé de ce couple dans tout cela ? Chancelante. Une intimité qui finit par confiner au dépaysement total : ces deux-là se connaissent si bien qu'ils finissent par s'ignorer. Les disputes se répètent, jour après jour, sur un mode familier, vieux comme le monde pour ainsi dire. Elle a fait des études, pas lui. Il se sent humilié à chaque fois qu'un menu détail vient lui rappeler cet état de fait, par exemple lorsque Susanna emploie un mot qu'il ne connaît pas. Ce n'est pas qu'ils « se perforent en silence », comme dans la chanson de Brel, mais on sent qu'ils sont à un cheveu du désastre. Toujours au bord du gouffre, perchés sur de vertigineuses hauteurs d'où la moindre chute pourrait être fatale. Identiques, en somme, à cette maison qui fait si peur et où le moindre objet peut basculer d'un seul coup, sans que l'on sache par quel truchement, dans une sorte de cabinet d'horreurs. Daniel Kehlmann fait preuve d'une grande sobriété dans ce récit haletant : les descriptions sont succinctes, le trait n'est jamais forcé, et cependant, peu à peu, se dresse devant nous un tableau surchargé d'ombres.
Du hättest gehen sollen, cela veut dire « tu aurais dû partir ». Avant qu'il ne soit trop tard, avant que l'étau ne se resserre. On sent que quelque chose d'irrémédiable se trame en coulisse et qu'il est trop tard, justement, pour échapper à la chape de plomb. On suppose qu'elle va finir par s'abattre sur l'un des trois protagonistes, ou même sur les trois à la fois. On ignore quand et sous quelle forme, et peut-être bien que Daniel Kehlmann, par un tour de force dont il a le secret, n'en dira rien ou pas grand-chose. Et c'est ainsi que la littérature est grande !