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Le serre-livres - Page 13

  • La nuit du cœur, de Christian BOBIN

    Ceci n'est pas un récit de voyage, et pourtant... Pourtant, cela vous a des allures de grand large et d'horizons ouverts à tous les vents ! Le point de départ, c'est l'abbaye de Conques, en face de laquelle l'auteur est amené à dormir par une nuit d'été. Une rencontre a lieu. Elles ne sont pas légion, si l'on en croit Bobin. Et on veut bien le croire car, à le lire et le relire, on a fini par comprendre qu'il avait quelque chose d'un sage. De la plus belle espèce qui soit au demeurant : un sage qui s'ignore. L'étiquette ne lui plairait sans doute pas, lui qui traverse cette vie avec la dégaine d'un joyeux siffloteur ! Mais qu'on n'aille pas s'y méprendre : cette légèreté n'exclut pas une certaine gravité. Et même une gravité certaine. Ce livre en est une preuve de plus. Il retrace la rencontre d'un homme (d'un poète, devrais-je dire) avec un lieu, et ce dernier finit par cristalliser en son centre de silence les présences et les lumières, mais aussi et peut-être surtout les absences et les ombres. En découle une impression de clair-obscur qui nous promène d'une page à l'autre, nous faisant passer successivement d'une étincelle à un coin de ténèbre, d'un coin de ténèbre à une étincelle. Les morts imposent soudain leur présence, et notamment G., l'amour trop tôt disparu, ainsi que le père de l'auteur. Des souvenirs reviennent, surgissant un peu comme se dresse l'abbaye de Conques.

    Ceci n'est pas un récit de voyage, écrivais-je plus haut, et pourtant La nuit du cœur invite à voyager en soi. Cela pourrait être un petit bréviaire, un compagnon de route pour toutes saisons. On viendrait y picorer çà et là quelques phrases à enfouir en soi comme autant de trésors, et à siroter longuement. Ceci, par exemple : « Une violette dans un sous-bois. L'éclat de son silence. On reconnaît l'amour à ce qui le menace et tout le menace ». Ou bien encore : « Le brouillard comme une preuve de nos aveuglements : vous raisonnez, vous bâtissez mais rien de ce que vous faites ne durera plus que cette confusion passagère de l'air et de l'eau ».

    La nuit du cœur ou comment y semer, en cette nuit, quantité de lucioles destinées à l'éclairer...

  • Dimanche de décembre...

    Partir … pour avoir le plaisir de revenir. Et, plus précisément, partir sous une pluie glaciale pour avoir le plaisir de revenir à la maison, au coin du feu.

    En quelques minutes de marche, poser son regard sur tout ce qui passe à la portée de celui-ci : un vieil arrosoir abandonné au fond d'un jardin détrempé par les trombes d'eau qui se sont abattues sur lui dernièrement, un banc esseulé qui ne servira plus avant belle lurette, un terrain de boules tout pareillement esseulé et dont l'utilisation est tout pareillement remise aux calendes grecques. Et, plus loin, apercevoir un vieux cadenas sur une grille rouillée qui ferme une cour où plus personne ne va. La maison située près de cette même cour est à l'abandon depuis la mort de son propriétaire. Se dire : « Mais à quoi bon s'enfermer ainsi, se barricader de toutes ses forces si c'est pour finir par ne laisser au monde qu'une absence ? »... Se demander pourquoi, en tous temps et en tous lieux, l'homme éprouve le besoin d'écrire partout où il le peut : « Propriété privée. Défense d'entrer ». Pense-t-il réellement que la moindre parcelle de cette Terrre puisse lui appartenir ? Moi qui suis en pleine lecture de Montaigne, je ris doucement en pensant à ces lignes découvertes hier : « Parmi les fêtes et la joie, ayons toujours ce refrain de la souvenance de notre condition, et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que parfois il ne nous repasse en la mémoire, en combien de sortes cette notre allégresse est en butte à la mort, et de combien de prises elle la menace ». Je pense également à cette autre phrase, de Montaigne toujours, qui m'accompagne depuis plus de vingt ans : « Si haut que l'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul ». Bref, ce que c'est que de nous : trois fois rien entre deux silences...

    Ces lieux abandonnés, ces objets sans plus d'objet et le vieux sage nous disent tous à leur manière que les saisons passent vite. Celles d'une année, celles d'une vie. Comme il est court, le temps qui s'écoule entre le jour où l'arrosoir sert à imbiber les fleurs assoiffées sous la crampe du soleil et celui où on le relègue au fond du jardin ! Comme sont vaines nos gesticulations, et incongrus nos instincts de propriétaires !

    Heureusement, cher Montaigne, et avec tout le respect que je te dois, il est également des heures où nous, les hommes, ne pensons pas à notre mortelle condition. En avoir sempiternellement conscience nous rendrait fous sans doute. L'extrême inverse entraîne tout autant de dégâts, sinon plus : ne jamais penser à notre finitude fait monter à la tête toutes sortes de dangereuses griseries ! Il est peut-être bon de trouver le juste milieu entre ces deux pôles.

     

    Le plaisir qu'il y a à avoir regagné ses pénates après une promenade sous la pluie ? C'est qu'on peut la regarder tomber sans plus la craindre !

    Pour le reste, eh bien, c'est un beau dimanche, un peu mélancolique. Un dimanche boueux de décembre, quoi...

     

     

    Ici même, peut-être bientôt une note consacrée à une de mes lectures, qui sait ?

  • Der Atem. Eine Entscheidung, un livre de Thomas Bernhard

    Thomas Bernhard vient d'une langue où les phrases, quand elles s'étirent, le font jusqu'au vertige. Qu'une subordonnée vienne à apparaître dans ces longues sinuosités, et voilà que le verbe conjugué, généralement porteur de l'information essentielle et donc indispensable à toute compréhension, se retrouve en fin de cortège. C'est au lecteur de prendre soin du texte qui lui est confié en lui accordant une attention sans faille. Les récits de Thomas Bernhard, en tout cas ceux que je connais, sont plutôt concis. Cette concision tranche avec la densité des phrases, où s'engouffrent des méandres. Je viens de lire Der Atem. Eine Entscheidung, traduit en français sous le titre suivant : Le souffle. Une décision. C'est un récit d'une puissance extraordinaire. Alors qu'il n'a que dix-huit ans, Bernhard tombe malade et doit être hospitalisé. Il se retrouve dans l'hôpital d'où son grand-père maternel, figure de référence dans sa vie, vient de sortir. Les médecins pensent que le jeune homme est perdu. Son univers se resserre autour de sa chambre et de son corps qu'il ne parvient plus à maîtriser. Son grand-père, qui vient le voir quotidiennement, lui répète que c'est l'esprit qui domine le corps, et non l'inverse. Fort des leçons dispensées par le vieil homme, animé aussi, très certainement, d'un courage dont il n'est jamais fait mention, Thomas Bernhard opte pour la vie, envers et contre tout (d'où le sous-titre, Eine Entscheidung). Autour de lui, des êtres meurent. Celui-là s'effondre subitement dans une baignoire ; c'est une mort non précédée de l'acte de mourir, écrit l'auteur, une mort enviable. Cet autre agonise longuement. Depuis sa chambre, le garçon malade perçoit des râles, pressent d'ultimes soupirs.

    Un jour, subitement, le grand-père ne vient plus. Aux questions inquiètes que pose le jeune homme, sa famille oppose systématiquement un silence embarrassé. Il n'insiste pas, mais se dira après coup (une fois qu'il aura appris la mort de son grand-père dans les pages d'un journal local disponible à l'hôpital), qu'il aurait dû se douter de quelque chose. La dernière entrevue qu'il a eue avec ce grand-père tant aimé demeurera à jamais entachée d'une meurtrissure : au moment de quitter son petit-fils, le vieil homme lui lance de loin des mots incompréhensibles, qui demeureront éternellement un mystère. Aux méandres des phrases, correspondent ceux qui compliquent les relations humaines : non-dits, échos brisés, gestes retenus, mots perdus.

    Le jeune homme que fut Thomas Bernhard ne fut pas trahi par son « homologue » adulte : chez l'un comme chez l'autre, on sent la même haine des pièges sociaux en tous genres, la même révolte à l'idée de devoir se définir à travers un métier. La seule aspiration acceptable est, dixit l'écrivain autrichien, celle qui consiste à vouloir être soi, loin des carcans que la société veut imposer aux individus. Et comme est belle cette phrase qui dit le désir de devenir soi-même, et soi-même uniquement : « Ich hatte überhaupt nichts werden und natürlich niemals ein Beruf werden wollen, ich hatte immer nur ich werden wollen » !

    Ce petit récit est destiné, je crois, à s'imprimer durablement en qui le lit. Les réflexions sur la maladie, la mort et la vie s'entremêlent sans cesse, d'un bout à l'autre de ces 124 pages. On ne sort pas indemne de cette lecture, mais n'est-ce pas là ce que l'on demande à tout livre, une étreinte dont il restera toujours quelque chose ?