Der Atem. Eine Entscheidung, un livre de Thomas Bernhard
Thomas Bernhard vient d'une langue où les phrases, quand elles s'étirent, le font jusqu'au vertige. Qu'une subordonnée vienne à apparaître dans ces longues sinuosités, et voilà que le verbe conjugué, généralement porteur de l'information essentielle et donc indispensable à toute compréhension, se retrouve en fin de cortège. C'est au lecteur de prendre soin du texte qui lui est confié en lui accordant une attention sans faille. Les récits de Thomas Bernhard, en tout cas ceux que je connais, sont plutôt concis. Cette concision tranche avec la densité des phrases, où s'engouffrent des méandres. Je viens de lire Der Atem. Eine Entscheidung, traduit en français sous le titre suivant : Le souffle. Une décision. C'est un récit d'une puissance extraordinaire. Alors qu'il n'a que dix-huit ans, Bernhard tombe malade et doit être hospitalisé. Il se retrouve dans l'hôpital d'où son grand-père maternel, figure de référence dans sa vie, vient de sortir. Les médecins pensent que le jeune homme est perdu. Son univers se resserre autour de sa chambre et de son corps qu'il ne parvient plus à maîtriser. Son grand-père, qui vient le voir quotidiennement, lui répète que c'est l'esprit qui domine le corps, et non l'inverse. Fort des leçons dispensées par le vieil homme, animé aussi, très certainement, d'un courage dont il n'est jamais fait mention, Thomas Bernhard opte pour la vie, envers et contre tout (d'où le sous-titre, Eine Entscheidung). Autour de lui, des êtres meurent. Celui-là s'effondre subitement dans une baignoire ; c'est une mort non précédée de l'acte de mourir, écrit l'auteur, une mort enviable. Cet autre agonise longuement. Depuis sa chambre, le garçon malade perçoit des râles, pressent d'ultimes soupirs.
Un jour, subitement, le grand-père ne vient plus. Aux questions inquiètes que pose le jeune homme, sa famille oppose systématiquement un silence embarrassé. Il n'insiste pas, mais se dira après coup (une fois qu'il aura appris la mort de son grand-père dans les pages d'un journal local disponible à l'hôpital), qu'il aurait dû se douter de quelque chose. La dernière entrevue qu'il a eue avec ce grand-père tant aimé demeurera à jamais entachée d'une meurtrissure : au moment de quitter son petit-fils, le vieil homme lui lance de loin des mots incompréhensibles, qui demeureront éternellement un mystère. Aux méandres des phrases, correspondent ceux qui compliquent les relations humaines : non-dits, échos brisés, gestes retenus, mots perdus.
Le jeune homme que fut Thomas Bernhard ne fut pas trahi par son « homologue » adulte : chez l'un comme chez l'autre, on sent la même haine des pièges sociaux en tous genres, la même révolte à l'idée de devoir se définir à travers un métier. La seule aspiration acceptable est, dixit l'écrivain autrichien, celle qui consiste à vouloir être soi, loin des carcans que la société veut imposer aux individus. Et comme est belle cette phrase qui dit le désir de devenir soi-même, et soi-même uniquement : « Ich hatte überhaupt nichts werden und natürlich niemals ein Beruf werden wollen, ich hatte immer nur ich werden wollen » !
Ce petit récit est destiné, je crois, à s'imprimer durablement en qui le lit. Les réflexions sur la maladie, la mort et la vie s'entremêlent sans cesse, d'un bout à l'autre de ces 124 pages. On ne sort pas indemne de cette lecture, mais n'est-ce pas là ce que l'on demande à tout livre, une étreinte dont il restera toujours quelque chose ?