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Il peso della farfalla, Erri de Luca

Novembre. Un paysage de montagne et de gerçures tracées par le gel qui vient d'arriver. Un chasseur, un taiseux comme il en naît parfois dans le silence obstiné des campagnes. Il sent que sa fin est proche, les fatigues qui pèsent soudain sur ses épaules ne le trompent pas. Il a cru autrefois en une possible révolution, puis celle-ci s'est révélée inatteignable. Il a aimé. Des corps, des instants, des saveurs. Peut-être une femme. À qui il n'a pas su dire avec des mots qui il était, préférant toujours lui conter l'inénarrable à travers son harmonica. Cette fois, les notes de musique se dispersent dans les airs, il n'en restera rien. On voit cet homme observer des enfants à la sortie d'une école, il comprend que ce sont eux qui vont désormais assurer la relève. Prendre sa place en somme. Déjà, son harmonica se fait plus discret. L'homme sent que « la vie sans lui est déjà en chemin ».

 

En parallèle, le déclin d'un roi : celui du chamois que l'homme a fait orphelin des années auparavant. L'animal sent lui aussi sa fin venir. Elle s'avance en lui, il la touche du bout de ses sabots affaiblis, moins assurés que par le passé. Il regarde ceux sur qui il a régné vingt années durant. Il n'est plus que fragilité.

 

Dans un récit serré (soixante pages seulement, d'une densité incroyable), Erri de Luca mène de front deux narrations, passant régulièrement de l'homme à l'animal, et inversement, jusqu'à l'instant final qui les rapprochera. Je n'en dis pas davantage. Une chose est sûre : ce livre est pure merveille. Erri de Luca fait une description sensuelle de la nature et du ciel, toujours au-dessus d'elle, la livrant tantôt à ses caprices impitoyables, tantôt à ses largesses. Alors que la mort approche pareillement pour le chamois et le chasseur, on sent la vie palpiter à chaque ligne, et la langue italienne y est pour beaucoup. Une grâce indicible bourgeonne dans des mots comme « ruscello » (le ruisseau), « sorgente » (la source), ou encore « ghiaccio » (la glace). Si l'on peut, donc, il vaut mieux lire ce livre dans son incomparable jus d'origine, où tout est chant : les « r » roulés s'apparentent au roucoulement des torrents de montagne, les mots en leurs courbes infiniment féminines ont quelque chose du tracé des montagnes et des collines (je pense à un verbe comme « sfracellare », qui signifie broyer, ou encore « la smorfia », la grimace).

 

Erri de Luca se fait philosophe ici. Mais philosophe tout en dépouillement, sans grands discours. Qui, de l'homme ou de l'animal, peut prétendre à la grandeur ? Comment serait le monde s'il n'était pas soumis aux absurdes assauts de l'homme ? Et lui, l'homme, que serait-il sans ce qu'il accomplit, et sans ce qu'il anéantit ? Autant de questions subtilement posées au lecteur. On referme le livre avec la certitude qu'on le portera longtemps en soi, peut-être même toujours. Qu'il pèsera, quelque part, sans doute dans les replis de notre cœur, son poids de papillon. Et ce n'est pas rien !

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