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Le serre-livres - Page 11

  • Tchekhov, écrivain de la perte...

    Je ne connais pas bien Tchekhov, mais il me semble, après avoir lu coup sur coup deux de ses récits (La steppe et Jour de fête), puis une de ses pièces de théâtre (La Cerisaie), qu'il est l'écrivain des pertes irrémédiables, des choses qui se détricotent pour ainsi dire à notre insu. Tout cela sans jamais forcer le trait, avec une élégance infinie, sur fond pastel. S'il avait été peintre, Tchekhov aurait sans doute été impressionniste.

    La steppe est le récit de la perte de l'enfance. Iégorouchka, un garçon d'une dizaine d'années, est arraché à son milieu familial parce qu'il doit aller « s'instruire » de l'autre côté de la steppe. L'étendue immense qu'il traverse en compagnie de différents personnages met tous ses sens en alerte. Un jour, il croit entendre l'herbe chanter. Un autre jour, il voit un ouragan se déchaîner au loin et soulever de la poussière et de la paille dans les airs. Un soir, face à l'immensité du ciel, il est pris de panique, ramené à sa solitude et à l'infime place qu'il occupe dans l'univers. Et l'on se sent, à la lecture de ce passage, le frère ou la sœur d'Iégorouchka, lui si proche de nos peurs, de nos blessures et de nos nostalgies. Au terme du voyage, le garçon ne sera plus le même. La steppe aura avalé un pan de sa vie et les derniers lambeaux de son enfance.

    Jour de fête porte un titre trompeur. Olga et son mari donnent une réception chez eux. On a mis les petits plats dans les grands, et les plus subtiles conversations dans toutes les bouches. Olga étouffe au milieu de ces convenances. Elle quitte soudain l'assemblée pour se retirer dans le parc qui entoure la maison. Là, elle surprend une discussion un peu frivole entre son mari et une autre femme. Peu à peu lui vient comme une nausée, tous les travers de son mari lui sautent aux yeux. Il est donc, une fois de plus, question d'une perte : celle des illusions et de la joie.

    Enfin, La Cerisaie, pièce en quatre actes, raconte le retour d'une femme, madame Raniévski, et de ses deux filles, dans la maison familiale. Madame Raniévski a dilapidé sa fortune. La voilà ruinée. Il ne lui reste plus qu'à vendre la cerisaie, ce lieu qui renferme une partie de sa vie.

    Voilà des thèmes graves, pour ne pas dire pesants. Pourtant, Tchekhov les aborde sans lourdeur. Au contraire : sa plume a la grâce d'un vol de papillon. On referme le livre avec le sentiment d'une amputation qui s'est faite presque en douceur. Mais de façon irréversible.

  • L'Afrique, le continent d'où l'on ne revient jamais tout à fait...

    Durant plusieurs semaines, j'ai vécu en Afrique, au pied du Ngong. J'ai traversé un bout de mon confinement en terre inconnue. J'ai attendu des pluies qui ne se décidaient pas à venir, j'ai redouté l'assaut de sauterelles envahisseuses, j'ai tremblé pour des plantations de café vouées à l'échec. J'étais tellement dépaysée en mon propre jardin que je n'aurais pas été étonnée d'y voir surgir un lion, une antilope ou une girafe ! C'est curieux, quand même, cette faculté qu'ont certains décors de livre à se superposer à ceux qui nous sont familiers, si bien qu'on ne sait plus lesquels sont réellement nos territoires quotidiens ! Ici, il faut saluer toute la puissance évocatrice de l'écriture de Karen Blixen. Car je parle, vous l'aurez sans doute deviné, de La ferme africaine, ce livre dont l'incipit est à lui seul un voyage : « J'ai possédé une ferme en Afrique au pied du Ngong. La ligne de l'Équateur passait dans les montagnes à vingt-cinq milles au Nord ; mais nous étions à deux mille mètres d'altitude. Au milieu de la journée nous avions l'impression d'être tout près du soleil, alors que les après-midi et les soirées étaient frais et les nuits froides ».

    Karen Blixen a le don de faire jaillir devant les yeux du lecteur les paysages qu'elle décrit. On fait bien plus que les imaginer : on finit par les porter en soi. Tout est finement détaillé : les ambiances, les odeurs, les couleurs, les arrondis du panorama, le vent quand il souffle, le brouillard quand il englue les hommes dans son intenable épaisseur, la chaleur quand elle les écrase.

    On croise également la route d'une nombreuse foule, et tous ces êtres disparus depuis bien longtemps revivent sous la plume de Karen Blixen. Les voilà parés d'un peu d'éternité. Je pense à Farah, à Kinanjui, à Esa, à Denys Finch Hatton, et à tant d'autres dont l'âme repose entre ces pages.

    Malheureusement, la ferme dont il est question tout au long du livre est condamnée à la déconfiture. Ruinée et désespérée, Karen Blixen doit l'abandonner, et quitter également l'Afrique. C'est plus qu'un continent qu'elle laisse derrière elle : c'est un paradis perdu. Une source à laquelle il ne sera plus possible de s'abreuver que par le souvenir...

  • Dimanches d'août, de Patrick MODIANO

    Dimanches d'août : voilà un titre qui résonne comme une bien douce musiquette, n'est-ce pas ? On lit le résumé se trouvant sur la quatrième de couverture, et il y est question d'une histoire d'amour. Alors on se dit que cela fera une jolie lecture d'hiver, à rêver de canicule alors que la neige tombe au dehors... On se prend à rêver. Pour un peu, ce feu qui brûle dans la cheminée, ce serait presque une imitation de la chaleur qui transpire à grosses gouttes sur certaines journées de juillet ou d'août. Pour un peu, on s'imaginerait en train de couler des jours heureux sur la Côte d'Azur. Car c'est là que nous entraîne ce roman.

    Sauf que c'est du Modiano et que c'est donc plus compliqué que ça, moins idyllique aussi. Il va forcément s'agir d'un amour contrarié, de rêves qui se prennent les pieds dans le tapis de la réalité. Notre instinct de lecteur nous informe de ce possible dérapage.

    Et il a bel et bien lieu. Dès les premières pages, un étau indéfinissable se resserre sur nous. On sent une tension sous-jacente, un drame prêt à se jouer. À moins qu'il n'ait déjà eu lieu ? On ne sait pas trop. Mais une menace plane, en filigrane, elle est omniprésente, et c'en est à la fois étouffant et fascinant.

    Le narrateur se plonge dans ses souvenirs. Ces derniers lui reviennent pêle-mêle, ils colonisent sa mémoire pleine jusqu'à ras bord. À l'origine de toute cette histoire étrange, une femme, Sylvia, dont le narrateur s'éprend, mais aussi une fugue, celle de deux amants qui veulent vivre au grand jour leur amour interdit … loin du mari de Sylvia. À l'origine encore, un diamant, modèle Croix du Sud, qui semble receler une malédiction destinée à s'abattre sur qui le porte. Ce diamant, Sylvia l'arbore à l'un de ses doigts. Est-il responsable de toutes les fatalités qui pleuvent sur le couple ? On ne le saura jamais, on ne peut que le supposer, et c'est ainsi que nous parviennent tous les romans de Modiano : dans une brume épaisse que rien ne saurait dissiper tout à fait. Combien de mystères non élucidés sous la plume de cet écrivain ? Combien d'énigmes dont on ne viendra jamais à bout ? Combien d'êtres fantomatiques au passé inavouable, au présent vacillant et au futur incertain ? N'est-ce pas là la grande force de l'écriture de Modiano : nous tirer presque à notre insu par la manche et nous entraîner dans des histoires aux contours imprécis, dont on ne sait, au bout du compte, si le narrateur les a réellement vécues ou si elles ne sont que le fruit de son imagination ? À la fin, le flou persiste généralement. Toutes les pistes restent brouillées. En cela, les romans de Modiano ne sont-ils pas une copie diablement bluffante de la vie elle-même ? Là non plus, pas de réponses définitives, pas de grandes révélations au terme de péripéties suffocantes.

    Je crois que ces dénouements, si particuliers parce qu'ils n'en sont pas vraiment, me plaisent plus que tout. Quand il parle, Modiano ne finit pas souvent ses phrases : logique, la vie ne finit pas les siennes non plus ! Quand il écrit, il laisse en suspens bien des situations : logique, la vie ne fait pas mieux !

    À l'heure où j'écris ces mots, il neige dru sur mes forsythias qui s'étaient déjà crus au printemps, et je vois là quelque chose de poignant. Sous la douceur passagère des dernières semaines, les armes tranchantes de froidures n'ayant pas encore frappé. On n'est pas loin de ce roman, Dimanches d'août, dont le titre est trompeur. Ce n'est pas parce qu'il y est question d'une histoire d'amour se déroulant à Nice que le lecteur doit se croire arrivé en terre d'Éden !