Souvenirs dormants, de Patrick Modiano
Je n'ai pas lu beaucoup de livres de Modiano, mais je crois savoir que tous laissent la même impression étrange. Sans doute parce qu'on y effleure, avant de les perdre, des êtres fantomatiques dont le passé est souvent trouble et l'avenir flou, sans doute parce que c'est toujours la même petite musique mélancolique qui s'engouffre dans le labyrinthe des rues d'un Paris disparu. Sans doute aussi parce que l'on garde ce lancinant refrain à l'intérieur de soi longtemps après avoir refermé le livre. Les pages regorgent de mystères non résolus, ressassés jusqu'à l'obsession.
Souvenirs dormants s'inscrit dans la même lignée. On y croise des individus dont le narrateur sait peu de choses, ou, pour le dire autrement, ignore à peu près tout. Il nous livre des bribes de leur histoire, mais toujours le puzzle demeure incomplet. Ce que l'on saura le mieux, au bout du compte, se résume à quelques données presque abstraites : nom, prénom, adresse, lieux fréquentés à un moment de leur existence. Puis ils disparaîtront « sous une légère couche de neige et d'oubli ». Certains ressurgiront peut-être, au détour d'une rue, de façon fugace. Étrangement, c'est cette fugacité qui leur donnera une consistance, leur imprimant sur le front un peu d'éternité.
Les livres de Modiano posent des questions auxquelles ils ne répondent pas. En cela, ils rejoignent tous, me semble-t-il, les hésitations du narrateur de Souvenirs dormants, toujours à deux doigts de demander des précisions mais ne le faisant pas.
On peut voir dans cet inachèvement la mélancolique ritournelle de toute existence : combien de mystères non élucidés y surnagent, combien d'êtres croisent notre chemin pour n'y déposer, avant de disparaître, qu'une frêle écume dont il nous appartiendra ensuite de la noyer dans l'oubli ou de la faire croître indéfiniment !
Convoquant ici quelques souvenirs enfouis, le narrateur (Modiano lui-même ?) cherche à reconstituer une histoire qui lui échappe : la sienne. Un petit bijou que ce livre, dont on ressort ébranlé tant il suggère (plus qu'il ne dit) l'incomplétude de toute vie.