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Le serre-livres - Page 12

  • Souvenirs dormants, de Patrick Modiano

    Je n'ai pas lu beaucoup de livres de Modiano, mais je crois savoir que tous laissent la même impression étrange. Sans doute parce qu'on y effleure, avant de les perdre, des êtres fantomatiques dont le passé est souvent trouble et l'avenir flou, sans doute parce que c'est toujours la même petite musique mélancolique qui s'engouffre dans le labyrinthe des rues d'un Paris disparu. Sans doute aussi parce que l'on garde ce lancinant refrain à l'intérieur de soi longtemps après avoir refermé le livre. Les pages regorgent de mystères non résolus, ressassés jusqu'à l'obsession.

    Souvenirs dormants s'inscrit dans la même lignée. On y croise des individus dont le narrateur sait peu de choses, ou, pour le dire autrement, ignore à peu près tout. Il nous livre des bribes de leur histoire, mais toujours le puzzle demeure incomplet. Ce que l'on saura le mieux, au bout du compte, se résume à quelques données presque abstraites : nom, prénom, adresse, lieux fréquentés à un moment de leur existence. Puis ils disparaîtront « sous une légère couche de neige et d'oubli ». Certains ressurgiront peut-être, au détour d'une rue, de façon fugace. Étrangement, c'est cette fugacité qui leur donnera une consistance, leur imprimant sur le front un peu d'éternité.

    Les livres de Modiano posent des questions auxquelles ils ne répondent pas. En cela, ils rejoignent tous, me semble-t-il, les hésitations du narrateur de Souvenirs dormants, toujours à deux doigts de demander des précisions mais ne le faisant pas.

    On peut voir dans cet inachèvement la mélancolique ritournelle de toute existence : combien de mystères non élucidés y surnagent, combien d'êtres croisent notre chemin pour n'y déposer, avant de disparaître, qu'une frêle écume dont il nous appartiendra ensuite de la noyer dans l'oubli ou de la faire croître indéfiniment !

    Convoquant ici quelques souvenirs enfouis, le narrateur (Modiano lui-même ?) cherche à reconstituer une histoire qui lui échappe : la sienne. Un petit bijou que ce livre, dont on ressort ébranlé tant il suggère (plus qu'il ne dit) l'incomplétude de toute vie.

  • La nuit du cœur, de Christian BOBIN

    Ceci n'est pas un récit de voyage, et pourtant... Pourtant, cela vous a des allures de grand large et d'horizons ouverts à tous les vents ! Le point de départ, c'est l'abbaye de Conques, en face de laquelle l'auteur est amené à dormir par une nuit d'été. Une rencontre a lieu. Elles ne sont pas légion, si l'on en croit Bobin. Et on veut bien le croire car, à le lire et le relire, on a fini par comprendre qu'il avait quelque chose d'un sage. De la plus belle espèce qui soit au demeurant : un sage qui s'ignore. L'étiquette ne lui plairait sans doute pas, lui qui traverse cette vie avec la dégaine d'un joyeux siffloteur ! Mais qu'on n'aille pas s'y méprendre : cette légèreté n'exclut pas une certaine gravité. Et même une gravité certaine. Ce livre en est une preuve de plus. Il retrace la rencontre d'un homme (d'un poète, devrais-je dire) avec un lieu, et ce dernier finit par cristalliser en son centre de silence les présences et les lumières, mais aussi et peut-être surtout les absences et les ombres. En découle une impression de clair-obscur qui nous promène d'une page à l'autre, nous faisant passer successivement d'une étincelle à un coin de ténèbre, d'un coin de ténèbre à une étincelle. Les morts imposent soudain leur présence, et notamment G., l'amour trop tôt disparu, ainsi que le père de l'auteur. Des souvenirs reviennent, surgissant un peu comme se dresse l'abbaye de Conques.

    Ceci n'est pas un récit de voyage, écrivais-je plus haut, et pourtant La nuit du cœur invite à voyager en soi. Cela pourrait être un petit bréviaire, un compagnon de route pour toutes saisons. On viendrait y picorer çà et là quelques phrases à enfouir en soi comme autant de trésors, et à siroter longuement. Ceci, par exemple : « Une violette dans un sous-bois. L'éclat de son silence. On reconnaît l'amour à ce qui le menace et tout le menace ». Ou bien encore : « Le brouillard comme une preuve de nos aveuglements : vous raisonnez, vous bâtissez mais rien de ce que vous faites ne durera plus que cette confusion passagère de l'air et de l'eau ».

    La nuit du cœur ou comment y semer, en cette nuit, quantité de lucioles destinées à l'éclairer...

  • Dimanche de décembre...

    Partir … pour avoir le plaisir de revenir. Et, plus précisément, partir sous une pluie glaciale pour avoir le plaisir de revenir à la maison, au coin du feu.

    En quelques minutes de marche, poser son regard sur tout ce qui passe à la portée de celui-ci : un vieil arrosoir abandonné au fond d'un jardin détrempé par les trombes d'eau qui se sont abattues sur lui dernièrement, un banc esseulé qui ne servira plus avant belle lurette, un terrain de boules tout pareillement esseulé et dont l'utilisation est tout pareillement remise aux calendes grecques. Et, plus loin, apercevoir un vieux cadenas sur une grille rouillée qui ferme une cour où plus personne ne va. La maison située près de cette même cour est à l'abandon depuis la mort de son propriétaire. Se dire : « Mais à quoi bon s'enfermer ainsi, se barricader de toutes ses forces si c'est pour finir par ne laisser au monde qu'une absence ? »... Se demander pourquoi, en tous temps et en tous lieux, l'homme éprouve le besoin d'écrire partout où il le peut : « Propriété privée. Défense d'entrer ». Pense-t-il réellement que la moindre parcelle de cette Terrre puisse lui appartenir ? Moi qui suis en pleine lecture de Montaigne, je ris doucement en pensant à ces lignes découvertes hier : « Parmi les fêtes et la joie, ayons toujours ce refrain de la souvenance de notre condition, et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que parfois il ne nous repasse en la mémoire, en combien de sortes cette notre allégresse est en butte à la mort, et de combien de prises elle la menace ». Je pense également à cette autre phrase, de Montaigne toujours, qui m'accompagne depuis plus de vingt ans : « Si haut que l'on soit placé, on n'est jamais assis que sur son cul ». Bref, ce que c'est que de nous : trois fois rien entre deux silences...

    Ces lieux abandonnés, ces objets sans plus d'objet et le vieux sage nous disent tous à leur manière que les saisons passent vite. Celles d'une année, celles d'une vie. Comme il est court, le temps qui s'écoule entre le jour où l'arrosoir sert à imbiber les fleurs assoiffées sous la crampe du soleil et celui où on le relègue au fond du jardin ! Comme sont vaines nos gesticulations, et incongrus nos instincts de propriétaires !

    Heureusement, cher Montaigne, et avec tout le respect que je te dois, il est également des heures où nous, les hommes, ne pensons pas à notre mortelle condition. En avoir sempiternellement conscience nous rendrait fous sans doute. L'extrême inverse entraîne tout autant de dégâts, sinon plus : ne jamais penser à notre finitude fait monter à la tête toutes sortes de dangereuses griseries ! Il est peut-être bon de trouver le juste milieu entre ces deux pôles.

     

    Le plaisir qu'il y a à avoir regagné ses pénates après une promenade sous la pluie ? C'est qu'on peut la regarder tomber sans plus la craindre !

    Pour le reste, eh bien, c'est un beau dimanche, un peu mélancolique. Un dimanche boueux de décembre, quoi...

     

     

    Ici même, peut-être bientôt une note consacrée à une de mes lectures, qui sait ?