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Le serre-livres - Page 10

  • Paul Valet : une rencontre. Que dis-je ? Un choc !

    Découvrir un poète et s'enivrer de la parole qui le porte. Tomber en extase devant ses cris et ses silences. Avoir l'impression qu'on ne loge pas très loin de son pays. Ne plus se sentir seul.

    Chaque rencontre poétique se doit d'être un choc frontal. Si l'on ressort intact d'un chant, c'est que ses accents n'étaient pas faits pour nous. Mais s'ils nous percutent, c'est autre chose. C'est qu'il y a évidence. De la première ligne à la dernière.

    Ce matin, Paul Valet est venu à moi d'une bien belle façon. J'ouvre son livre, La parole qui me porte. Et j'ai envie de le recopier intégralement dans l'un de ces petits carnets qui m'accompagnent depuis presque toujours et dans lesquels je consigne, telle une écolière appliquée, les mots que je ne veux pas oublier. J'en ai environ une dizaine. Leurs pages sont un peu meurtries : œuvre du temps, parfois de mes filles qui ont cru bon d'y ajouter leur griffe. Après tout, pourquoi pas ? Ce qui, sur le moment, me fit enrager, est devenu un doux souvenir, celui de deux enfances envolées (envolées, comme le beau château à Clara, disons-nous presque systématiquement, mes filles et moi, dès que nous employons ce mot, « envolé », faisant ainsi référence à un superbe château gonflable que j'avais acheté un jour à ma fille aînée - c'était à Trèves – et qui, à peine arrivé à Nancy, s'était élevé dans les airs, et adieu le beau château à Clara, comme disait Louise. Nous l'avions longuement regardé nous narguer de sa liberté retrouvée).

    Bref, je m'égare. Paul Valet, de son vrai nom Grzegorz Szwarc, naît en Pologne (on s'en serait douté) en 1905. Il est doué pour la musique et parle plusieurs langues (le russe, le polonais, le français et l'allemand). Il s'installe en France en 1924. Le français devient sa langue. J'ai déjà remarqué que les écrivains qui étaient passés par d'autres idiomes avant d'atterrir dans le nôtre l'enrichissaient d'une manière toute particulière. Je pense à Romain Gary, je pense à Hector Bianciotti, ou encore à Cioran.

    La langue de Paul Valet est faite de virages inattendus et d'assemblages surprenants. Elle dit nos impasses et nos manques (« chaque homme est traversé par des voies sans issue »), elle dit aussi combien la vie est vaste et combien cette vastitude nous laisse sur notre faim, nous dont le temps est compté :

    « Nous n'avons pas le temps de creuser nos pensées

    Nous n'avons pas le temps de peser nos paroles

    Qui trahissent notre destin tortueux

     

    Trop de fruits sont tombés sur notre champ caillouteux

     

    On y glisse

    On y tombe

     

    Le surplus nous dévore ».

     

    Ou encore : « J'ai le souffle trop court

    Pour escalader les nuages ».

     

    C'est une poésie qui donne envie de chausser des semelles de vent et d'aller vagabonder dans de grands espaces, des « horizons affamés », comme écrit Paul Valet. C'est une poésie qui met en route. Vers le silence et vers soi-même.

     

    En voici quelques bribes (qui figurent déjà dans un de mes carnets tant aimés !) :

    « La vie du poète

    Doublure déchirée de son œuvre ».

     

    « Prenez soin

    De vos vieux oublis ».

     

    « Le fond de mes yeux

    Est toujours en vacances ».

     

    « Ouvrir un compte courant

    À la banque du vent ».

     

    « Je suis à peine ébauché

    Et déjà ma glaise craque ».

     

    « Sur mes ruines d'homme

    Construire un poème ».

  • Tchekhov, écrivain de la perte...

    Je ne connais pas bien Tchekhov, mais il me semble, après avoir lu coup sur coup deux de ses récits (La steppe et Jour de fête), puis une de ses pièces de théâtre (La Cerisaie), qu'il est l'écrivain des pertes irrémédiables, des choses qui se détricotent pour ainsi dire à notre insu. Tout cela sans jamais forcer le trait, avec une élégance infinie, sur fond pastel. S'il avait été peintre, Tchekhov aurait sans doute été impressionniste.

    La steppe est le récit de la perte de l'enfance. Iégorouchka, un garçon d'une dizaine d'années, est arraché à son milieu familial parce qu'il doit aller « s'instruire » de l'autre côté de la steppe. L'étendue immense qu'il traverse en compagnie de différents personnages met tous ses sens en alerte. Un jour, il croit entendre l'herbe chanter. Un autre jour, il voit un ouragan se déchaîner au loin et soulever de la poussière et de la paille dans les airs. Un soir, face à l'immensité du ciel, il est pris de panique, ramené à sa solitude et à l'infime place qu'il occupe dans l'univers. Et l'on se sent, à la lecture de ce passage, le frère ou la sœur d'Iégorouchka, lui si proche de nos peurs, de nos blessures et de nos nostalgies. Au terme du voyage, le garçon ne sera plus le même. La steppe aura avalé un pan de sa vie et les derniers lambeaux de son enfance.

    Jour de fête porte un titre trompeur. Olga et son mari donnent une réception chez eux. On a mis les petits plats dans les grands, et les plus subtiles conversations dans toutes les bouches. Olga étouffe au milieu de ces convenances. Elle quitte soudain l'assemblée pour se retirer dans le parc qui entoure la maison. Là, elle surprend une discussion un peu frivole entre son mari et une autre femme. Peu à peu lui vient comme une nausée, tous les travers de son mari lui sautent aux yeux. Il est donc, une fois de plus, question d'une perte : celle des illusions et de la joie.

    Enfin, La Cerisaie, pièce en quatre actes, raconte le retour d'une femme, madame Raniévski, et de ses deux filles, dans la maison familiale. Madame Raniévski a dilapidé sa fortune. La voilà ruinée. Il ne lui reste plus qu'à vendre la cerisaie, ce lieu qui renferme une partie de sa vie.

    Voilà des thèmes graves, pour ne pas dire pesants. Pourtant, Tchekhov les aborde sans lourdeur. Au contraire : sa plume a la grâce d'un vol de papillon. On referme le livre avec le sentiment d'une amputation qui s'est faite presque en douceur. Mais de façon irréversible.

  • L'Afrique, le continent d'où l'on ne revient jamais tout à fait...

    Durant plusieurs semaines, j'ai vécu en Afrique, au pied du Ngong. J'ai traversé un bout de mon confinement en terre inconnue. J'ai attendu des pluies qui ne se décidaient pas à venir, j'ai redouté l'assaut de sauterelles envahisseuses, j'ai tremblé pour des plantations de café vouées à l'échec. J'étais tellement dépaysée en mon propre jardin que je n'aurais pas été étonnée d'y voir surgir un lion, une antilope ou une girafe ! C'est curieux, quand même, cette faculté qu'ont certains décors de livre à se superposer à ceux qui nous sont familiers, si bien qu'on ne sait plus lesquels sont réellement nos territoires quotidiens ! Ici, il faut saluer toute la puissance évocatrice de l'écriture de Karen Blixen. Car je parle, vous l'aurez sans doute deviné, de La ferme africaine, ce livre dont l'incipit est à lui seul un voyage : « J'ai possédé une ferme en Afrique au pied du Ngong. La ligne de l'Équateur passait dans les montagnes à vingt-cinq milles au Nord ; mais nous étions à deux mille mètres d'altitude. Au milieu de la journée nous avions l'impression d'être tout près du soleil, alors que les après-midi et les soirées étaient frais et les nuits froides ».

    Karen Blixen a le don de faire jaillir devant les yeux du lecteur les paysages qu'elle décrit. On fait bien plus que les imaginer : on finit par les porter en soi. Tout est finement détaillé : les ambiances, les odeurs, les couleurs, les arrondis du panorama, le vent quand il souffle, le brouillard quand il englue les hommes dans son intenable épaisseur, la chaleur quand elle les écrase.

    On croise également la route d'une nombreuse foule, et tous ces êtres disparus depuis bien longtemps revivent sous la plume de Karen Blixen. Les voilà parés d'un peu d'éternité. Je pense à Farah, à Kinanjui, à Esa, à Denys Finch Hatton, et à tant d'autres dont l'âme repose entre ces pages.

    Malheureusement, la ferme dont il est question tout au long du livre est condamnée à la déconfiture. Ruinée et désespérée, Karen Blixen doit l'abandonner, et quitter également l'Afrique. C'est plus qu'un continent qu'elle laisse derrière elle : c'est un paradis perdu. Une source à laquelle il ne sera plus possible de s'abreuver que par le souvenir...