Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le serre-livres - Page 5

  • Là où les eaux se mêlent...

    Un seul été par an, et il est bien trop court ! Dans quelques semaines, l'automne en enverra un de plus « dans le monde qu'on sait », comme disait Ferré, et vous m'en voyez contrariée d'avance. Il me vient de sombres mélancolies rien qu'à y songer. Alors n'y songeons pas !

    Plus que tout, en été, j'aime ces soirs où l'on ne se soucie pas du lendemain. Où l'on peut, comme en enfance, voler du temps au temps. Ces soirs-là, je m'installe dans mon lit avec un livre et je me délecte de l'activité qui, probablement, aura occupé la plus large part de ma vie : la lecture. J'aurais aimé que ce soit l'écriture qui détienne cette place privilégiée, mais cette pimbêche aime à faire des manières en tous sens. Elle adore se dérober à moi au moment où je l'appelle. Elle est comme un enfant frondeur dont la plus grande joie consisterait à faire vaciller la moindre autorité qui tenterait de le dompter (toute ressemblance avec des petits êtres ayant côtoyé ma vie et la côtoyant encore serait involontaire et totalement fortuite).

    Tandis que la lecture, elle, ah, c'est autre chose ! Aimable servante des jours de pluie et pas seulement. Aimable servante tout court.

    En cette fin d'été, si je devais faire un petit bilan de mes lectures, je dirais que deux livres sont sortis du lot à mes yeux : La rivière du sixième jour, de Norman Maclean, et Souvenirs de la marée basse, de Chantal Thomas. Ils ont un point commun : l'eau occupe une place centrale en leurs pages.

    Dans La rivière du sixième jour, l'eau est cet élément fabuleux qui abrite des poissons non moins fabuleux en ses ombres. Le narrateur s'adonne à la pêche à la mouche en compagnie de son frère et de son père. Son frère, Paul, tiens, parlons-en : il est un de ces gamins frondeurs que j'évoquais plus haut. Pas question pour lui d'obéir à la moindre règle. Trop ennuyeux, trop convenu. Mais s'il est un cadre qu'il respecte scrupuleusement, c'est bien celui de la pêche à la mouche. Là, il excelle plus qu'en tout autre domaine. Et Norman Maclean de nous livrer des pages d'une grande poésie où l'art de la pêche à la mouche est élevé au rang d'art de vivre. Dans sa famille, de la pêche à la religion, il n'y a qu'un pas. Et cette rivière qui fend le paysage, elle est un peu à l'image de nos vies : elle offre tantôt de belles prises, tantôt rien que des ombres. L'art consistant, cette fois, à ne pas se décourager devant la deuxième option. Et puis survient un terrible drame et là il n'est plus question d'art de vivre, seulement de survivre. Ce livre, c'est une description déchirante de la fragilité de tout ce que l'homme brasse et, par extension, de la fragilité de l'homme.

    Souvenirs de la marée basse est une succession d'épisodes. Ce sont des instantanés tirés de l'enfance, des étés (trop courts) passés sur la plage ou tirés de plus tard. Chantal Thomas évoque ici avant tout sa mère, grande nageuse qui lui transmit l'amour de l'eau. Cette fois, c'est la nage, en ce qu'elle implique de lutte contre les courants contraires et parfois contre soi-même, qui est érigée en art de vivre. Voilà un livre capable de vous arracher des fous rires aussi bien que des larmes. Fous rires quand Chantal Thomas raconte combien il est difficile de faire sortir de l'eau des enfants qui affichent la ferme volonté d'y rester (malgré le froid venu, malgré l'heure tardive, malgré les obligations des parents). Larmes quand il est question de la mère vieillissante et de la faiblesse qui, petit à petit, s'empare d'elle, l'éloignant jour après jour de l'eau tant aimée. Grâce à sa plume merveilleuse qui ondule comme une vague, Chantal Thomas nous fait sentir cette irréparable tragédie : un seul été par an, et il est bien trop court ! Avec la même délicatesse, elle nous met sous les yeux cette autre irréparable tragédie : une seule mère, et comme elle est fragile !

  • Sterben im Sommer (Mourir en été)...

    Perdre des êtres aimés, les voir partir sur une autre rive, sans savoir où celle-ci se situe, y a-t-il tâche plus difficile (et plus absurde) en cette vie ? À chaque fois, la même stupéfaction nous saisit devant le trou béant que la mort d'un proche ouvre sous nos pieds. De nombreux écrivains ont traité le sujet et cela peut réconforter aux heures sombres. Ainsi, Zsuzsa Bánk a publié, en 2020, un très beau livre sur la mort de son père, Sterben im Sommer. Zsuzsa Bánk, c'est une magicienne, qui sait faire surgir sous sa plume des ambiances variées, allant de la plus feutrée à la plus désagréable. Mon livre préféré de cette auteure ? Die hellen Tage. Traduit en français (Les jours clairs), alors n'hésitez pas ! Il s'agit d'un merveilleux roman sur l'enfance, les amitiés que l'on tisse à ce moment de notre vie et ce qui les rend uniques à jamais. Dernièrement, j'ai également relu un recueil de nouvelles de Zsuzsa Bánk, Heißester Sommer. Là encore, des ambiances très diverses. Des amours qui se font et se défont au fil du temps. Des êtres que l'on quitte et que l'on retrouve dotés d'une fragilité qu'ils n'avaient pas la fois précédente. Ce sont des nouvelles sur ce que la vie détricote en silence, irrémédiablement.

    Finalement, c'est le même sujet qui revient dans Sterben im Sommer. Dont une traduction vient de paraître en France, sous le titre suivant (totalement fidèle à l'original) : Mourir en été. Zsuzsa Bánk raconte ici les derniers mois de la vie de son père, son décès et l'absence. Il y a d'abord un ultime voyage en Hongrie, pays d'origine de son père. Une folie, peut-être, au vu de l'état de santé de celui-ci. Une bénédiction au vu de l'autre voyage qui l'attend. Puis viennent les mois cauchemardesques, l'hôpital, la souffrance, la peur. Zsuzsa Bánk évoque des scènes bien connues de tous ceux qui ont perdu des proches : ces errances dans de labyrinthiques hôpitaux, cette affreuse appréhension qui nous étreint quand on arrive et qu'on se demande dans quel état on va trouver la personne aimée.

    C'est à la fois triste et réconfortant. En nous livrant un portrait lumineux de son père, Zsuzsa Bánk fait revivre ce dernier. Et lui offre un sentier où il lui est encore possible de cheminer parmi les vivants...

  • Les confidences, de Marie Nimier

    Aujourd'hui, la lumière est terne et le ciel de plomb. Rien qu'à les regarder dans leur connivence canaille, ces deux-là, on devine qu'il ne doit pas faire bon se promener dans leur décor oppressant. Autant renoncer aux dix mille pas quotidiens recommandés et aller déambuler dans les pages d'un livre, n'est-ce pas ? Ce week-end, j'ai oscillé entre un ouvrage en allemand, Damals nach der DDR, et un livre de Marie Nimier, Les confidences. Les deux ont un point commun : ils relatent des histoires humaines, des bouts de vie. Le genre de truc qui me passionne.

    L'ouvrage en allemand est ancré dans une réalité historique et géographique, celle de l'après-RDA, quand tout venait de s'écrouler et qu'on ne savait pas encore très bien comment on allait reconstruire. Celui de Marie Nimier est finalement plus universel. Il y a quelques années, lors du festival Bifurcations de Nantes où elle était invitée, on lui demanda de faire de son passage dans la ville l'occasion d'aller à la rencontre des gens. De fil en aiguille, au cours d'une discussion avec l'organisateur du festival, elle proposa de recevoir les confidences de personnes volontaires. Elle déposa plusieurs petites annonces dans la ville. Le tout se ferait dans un appartement où le mobilier serait réduit à sa plus simple expression : une table, deux chaises, un porte-manteau. Dans un coin, un philodendron. Rien de plus. Marie Nimier, les yeux bandés, recevrait là toute personne désirant se décharger d'un poids, d'un secret, d'un rêve, d'un regret ou d'un remords.

    De jour en jour, les êtres défilent. Marie Nimier les écoute. Elle est, on peut le dire, tout ouïe. N'ayant pas la possibilité de voir ces individus qui viennent lui rendre visite (et, dans le même temps, c'est aussi à eux-mêmes qu'ils rendent visite), elle se concentre sur leur voix, leur respiration, leurs silences et leurs mots. Parfois aussi, elle s'attache aux cliquetis d'un bracelet. Peut-être, se dit-elle, sont-ils destinés à couvrir le bruit d'un certain chaos intérieur ?

    Elle engrange toutes sortes d'histoires, des tristes, des saugrenues, des surprenantes. Elle ne prend pas de notes. Ce n'est qu'une fois que les visiteurs sont partis qu'elle confie au papier ce qu'ils lui ont laissé. Il y a donc tout un travail d'écriture, ou de réécriture. Les anecdotes ou les secrets sont passés au tamis de sa propre sensibilité. Ce qui, selon moi, ramène à la question de la création artistique. Comment naît-elle et de quoi se nourrit-elle ? Comment les mots que l'on écrit traitent-ils la réalité ? Que devient-elle sous leur « autorité » ? Le livre contient en filigrane toutes ces interrogations.

    Peu à peu, les confidences qu'elle recueille submergent Marie Nimier. Et la contraignent à penser au grand absent de sa vie, son père, décédé quand elle avait cinq ans. Les dernières pages sont donc les siennes et ce sont ses propres confidences qui s'y déploient.

    On sort de cette lecture avec un sentiment un peu bizarre. Chaque histoire, à sa manière, secoue. Il y a ce père qui déclare d'emblée adorer ses enfants, mais ne cache pas que parfois il souhaiterait les voir disparaître, comme ces vesses-de-loup dont la substance s'évapore quand on les piétine. Il y a cette femme qui porte le fardeau d'un passé trop lourd pour ses épaules et qui a changé de ville et de vie, se forgeant une nouvelle identité, moins sale à ses yeux. Il y a cet homme qui est persuadé de ne pas être assez bien pour celle dont il partage la vie. De nombreuses histoires nous renvoient à celles qui nous habitent nous aussi. Secrets plus ou moins encombrants. Souvenirs plus ou moins glorieux. Petits regrets et grands remords qui, parfois, dans « les lueurs des nuits blanches et hostiles » (j'emprunte ces mots à Hubert-Félix Thiéfaine), dessinent des ombres dans la mémoire...