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Le serre-livres - Page 2

  • La femme à venir, de Christian Bobin

    Refermer un livre de Christian Bobin, c'est se faire une blessure à l'âme. Tout en sachant qu'à cette blessure, un remède existe : lire un autre livre de Christian Bobin, ou relire celui que l'on vient de terminer. Et pourquoi pas ? Il y reste sans doute des trésors qu'on n'a pas su voir, des phrases qu'on a lues trop distraitement, parce qu'il y avait du bruit dans la rue, parce qu'on a soudain pensé au repas du soir qu'il allait falloir préparer dans quelques minutes. A-t-on idée de mêler à la merveilleuse poésie de Bobin des questions aussi triviales qu'un repas à préparer ? Malheureusement, force est de constater que ça arrive. Parce que la vie, ce n'est malheureusement pas, n'en déplaise à quelques-uns dont moi-même, que de la poésie. J'ai une citation toute prête pour ce genre de malencontreuse vérité, et je l'ai piquée à un certain Hubert-Félix Thiéfaine : « Mais le jour se lève pas toujours au milieu des dentelles »... Parfois, c'est vrai, il se lève au milieu des épines...

    Pour en revenir à Christian Bobin : j'ai fini ce matin La femme à venir, qui est un livre d'une infinie délicatesse. C'est l'histoire d'une femme. Une histoire somme toute banale, mais que la plume intense de l'auteur illumine. C'est, tout simplement, la trajectoire d'une femme, de l'enfance à plus loin. À peine plus loin car même adulte elle demeure, au fond d'elle, cette enfant que les rêves n'ont pas voulu déserter. Comme c'est beau, comme c'est courageux ! Et comme c'est admirable, d'autant plus admirable que c'est chose ardue !

    Elle s'appelle Albe, et c'est un joli prénom. Elle traverse la vie avec une grâce de tourterelle. Les drames ne manquent pas et, s'ils l'affectent, ils ne la démolissent pas. Elle rencontre des hommes que nous apprenons à connaître à mesure que s'écrit son histoire avec eux. Elle rencontre une femme, Lise, avec qui elle se lie d'amitié. Et peut-être bien qu'elle finira par connaître l'amour, qui sait ? Peut-être même qu'elle consentira à le vivre, malgré ses exigences et ses complexités.

    La femme à venir est le plus beau livre de Christian Bobin. Comme Prisonnier au berceau, comme Autoportrait au radiateur, comme La plus que vive, comme tous en fait ! Chaque ligne qu'écrivait cet auteur (qui manque, qui manque) était la plus belle de toutes. À chaque fois qu'on en découvre une, on se dit qu'elle est encore plus puissante que celle qui l'a précédée. C'est parce qu'on n'a pas encore lu celle qui la suit !

    Ce dimanche m'a offert une douce matinée : la lecture, au fond de mon lit, de la fin de ce livre. J'ai tout fait pour ne pas le lire trop vite. J'ai relu plusieurs fois certains passages pour me les tatouer dans la mémoire. J'ai pratiqué la lenteur, la seule vertu qui vaille en ce monde. Le seul rythme qui convienne aux livres de Christian Bobin. J'ai tout fait pour repousser le cruel instant où il faudrait terminer La femme à venir. Et maintenant que ce scandale est advenu tout de même, je me sens orpheline et un peu triste. Je crois que je vais relire La plus que vive !

  • Agnès Desarthe, une rencontre, et quelle rencontre !

    Il y a des rencontres magiques, durant lesquelles de petites étincelles chauffent de partout sans qu'on puisse expliquer pourquoi. Ce fut le cas hier avec Agnès Desarthe, venue parler de son livre Le château des rentiers à la librairie « La cour des grands », à Metz.

    J'adore Agnès Desarthe. D'abord parce que c'est une linguiste (elle est agrégée d'anglais et traduit régulièrement des livres d'auteurs anglophones) et que certaines de ses publications m'ont permis de voir que nous avions les mêmes préoccupations en matière de grammaire. La grammaire, allez savoir pourquoi, c'est une des affaires de ma vie. J'y vois de la poésie à tous les étages. Prenez les temps, par exemple. En allemand, on dit du subjonctif II qu'il est le mode de l'irréel. Un peu celui qui permet de dire « j'voudrais bien, mais j'peux point ». Le subjonctif II passé est le mode du regret : « Ah, si j'avais su ! ». Et tutti quanti ! Bref, tout ce qui aurait fait dire à Romain Gary mon amour « ça ne s'est pas trouvé ». Ce sont des trucs qui me font triper, je n'y peux rien, c'est comme ça depuis l'enfance. Quand la maîtresse de CM2 annonçait une leçon de grammaire, je me disais « chouette » alors que mes camarades, pour la plupart, arboraient soudain des mines affligées. Moi je bichais. Parlez-moi du locatif, du directif, du génitif, de tout ce que vous voulez en -tif, et vous me verrez ravie. Je sais, j'ai une drôle de vie, de drôles de kifs, mais il faut de tout pour faire un monde.

    Et donc, Agnès Desarthe a le même genre de came, sauf que c'est avec la grammaire anglaise. Soit. Ça revient presque au même, à quelques « tifs » près !

    Hier, elle n'était pas là pour parler de grammaire, mais elle a tout de même réussi à caser quelques petites réflexions linguistiques, et ça j'ai adoré, comme quand j'étais en CM2. Elle a évoqué un linguiste qui disait qu'il serait bon d'avoir une langue incluant le « frustratif », c'est-à-dire un mode qui permettrait de balancer dedans ses frustrations. Et Agnès Desarthe d'ajouter un exemple : « Le mari que j'aurais voulu avoir et qui ne ressemble pas au mari que j'ai dans la réalité ». Frustratif. On peut y aller à l'infini. Le compte en banque que je voudrais avoir. Le ventre plat que je voudrais avoir. Les quelques centimètres de plus, etc.

    Elle nous a également livré des anecdotes et des traits de caractère la définissant. Le « vivement que » est ce qui l'anime. En écrivant Le château des rentiers, elle espérait donner naissance à un livre qui lui fasse dire : « Vivement que je sois vieille ». Autre élément caractéristique de sa personne : admirer, encore et toujours (oh, tiens, un autre point commun avec moi). L'admiration comme « moyen de transport », nous a-t-elle dit. Et de préciser : « Par exemple, quand je regarde une danseuse de quatorze ans, je me dis qu'avec un peu d'entraînement, je pourrais peut-être parvenir à un résultat acceptable. Pas forcément danser aussi bien. Mais peut-être juste cueillir une pomme avec la même grâce ». Éclats de rire dans la salle. Comme on dit en allemand, Agnès Desarthe n'est pas une enfant de la tristesse. Et c'est bien agréable de se marrer comme ça avec elle et grâce à elle après une âpre journée de boulot ! Ses admirations, nous a-t-elle expliqué, ne sont pas source de frustration. Elles lui permettent d'avancer. Et d'oublier, par exemple dans le cas de l'histoire de la pomme, qu'elle n'a plus quatorze ans. « Il y a une différence entre l'âge qu'on a à l'intérieur et l'âge qui s'affiche sur nous extérieurement. On connaît tous des gens qui disent je suis resté bloqué à tel âge. On reste bloqué à un âge et on vieillit par-dessus ». Comme j'ai aimé cette formule ! Je ne sais pas bien à quel âge je suis restée bloquée pour ma part. Peut-être bien que j'ai toujours dix ans dans ma tête et que je suis coincée dans la classe de CM2 à m'éclater à faire de la grammaire, allez savoir ! Oh non, dix ans, c'est trop tôt : je n'ai pas encore eu la révélation de l'allemand, la révélation de Gary, la révélation de Thiéfaine. Allons un peu plus loin. Et restons délicieusement bloquée à la trentaine, comme ça il y aura mes filles en plus !

    Le temps passe et on ne voit pas qu'il passe tant la compagnie d'Agnès Desarthe est plaisante. Je bois ses paroles, je ris, je pleure. Oui, parce qu'elle dit aussi des choses très émouvantes. Et quand elle lit des passages de son livre, l'authenticité est tellement palpable que j'en ai des frissons partout.

     

    La soirée se termine par une séance de dédicaces. Je vais faire la queue, comme quelques autres. À un moment, je m'aperçois qu'il y a deux files et que dans la mienne, évidemment, ça n'avance pas. Je m'en ouvre à mon voisin, celui qui est derrière moi : « Je crois que je n'ai pas choisi la bonne file », lui dis-je. « Moi non plus, je vous ai suivie », me répond-il. Ce à quoi je rétorque qu'il ne faut jamais me suivre, mon malheureux. Je suis la championne des files qui s'enlisent, c'est pareil au supermarché. Et Agnès Desarthe de mettre son grain de sel dans la conversation : « Oui, c'est comme à l'épicerie, quand on fait la queue à côté des pommes alors qu'il aurait fallu la faire à côté des bananes ». Elle a décidément beaucoup d'humour.

    Elle a pitié des deux zouaves qui n'ont pas fait la queue là où il fallait (je ne suis jamais là où il faut), en l'occurrence mon voisin et moi. Elle prend le livre que je tiens entre les mains. Le château des rentiers, donc. Que je n'ai pas encore lu mais que je vais commencer au plus vite tellement je suis décoiffée par cette rencontre à la Cour des grands !

    Agnès Desarthe ouvre le livre et découvre ceci : sur une des premières pages, j'ai collé un post-it indiquant mon nom et la date à laquelle j'ai reçu le bouquin. Souvent, j'ajoute le lieu d'achat. Ça fait déjà un livre à se taper avant de plonger dans le livre lui-même !!! Agnès Desarthe lit à voix haute : « cadeau de D. » (le prénom figure en entier sur le post-it, mais il ne me paraît pas judicieux de le citer ici). « Je fais la dédicace pour qui, alors ? Pour D. ? » , me demande-t-elle. Je lui explique que non, qu'il faut faire la dédicace à mon nom et j'ajoute, parce qu'elle insiste un peu pour percer le mystère, que le fameux D. est sorti de ma vie. « Pas tout à fait, me lance Agnès (et là j'enlève son nom de famille car nous sommes presque devenues amies en deux minutes trente), il y est resté sous forme de post-it. Je ne sais pas si c'est une position enviable ». Mon voisin renchérit : « Un post-it amovible » ! J'éclate de rire. Finalement, un mec sous forme de post-it, ça me va très bien. Un homme dans ma vie, c'est comme quand il y a du soleil dans la rue de ce brave Hubert : je ne sais pas quoi en faire. Alors un post-it, ça me va très bien. Amovible, s'il vous plaît, de manière à pouvoir le mettre un coup sur un bouquin, un coup sur le frigo, un coup sous ma chaussure et ciao, dodo !

    Le temps de me dire qu'Agnès pourrait devenir une amie qui aurait toutes les qualités qui me font littéralement fondre (et linguiste avec ça, le summum !) et ça y est, c'est l'heure d'aller choper mon bus. Dehors, je lis la dédicace : « À vous, très chère Catherine, à la puissance des post-it, à mon indiscrétion et à votre rire irrésistible ». Je souris dans la rue Serpenoise que je traverse sous la pluie. Dans mon cœur, il y a soudain un grand soleil et je sais quoi en faire : du bois pour les jours d'hiver !

  • Prisonnier au berceau : splendide lecture !

    Je viens de lire un livre merveilleux de Christian Bobin : Prisonnier au berceau. Tous les livres de Christian Bobin sont merveilleux, me direz-vous si, comme moi, vous aimez cet auteur qu'on a parfois appelé le ravi de la crèche. À tort, selon moi. Bobin n'a jamais nié la noirceur de l'existence. Simplement, je crois qu'il avait choisi de ne pas ajouter, par son œuvre, de l'obscurité à un monde qui n'en est déjà que trop couvert. Attitude extrêmement courageuse, je trouve !

    Prisonnier au berceau ne raconte pas grand-chose, et ce pas grand-chose revêt des allures d'immensité. C'est toujours comme ça avec Christian Bobin. On pourrait dire que sa vision est minimaliste, et que c'est cela, précisément, qui la rend capable d'embrasser l'universel. Un brin d'herbe contient à lui seul la vastitude. Si nous le regardons avec des yeux vastes, bien sûr. Christian Bobin n'était pas un adepte des voyages qui offrent du spectaculaire à tout-va. Le Creusot, sa ville natale, lui allait très bien comme source de dépaysement et d'émerveillement.

    C'est cet émerveillement qu'il dépeint dans Prisonnier au berceau. Le Creusot n'est pas franchement une destination qui fait rêver. La ville est située au cœur d'un important bassin houiller, et ce « pedigree » n'est généralement pas tellement glamour, je crois en savoir quelque chose, moi qui ai grandi non loin des sites sidérurgiques de Lorraine ! C'est sans doute ce hasard qui a voulu que, comme Bobin, je parvienne souvent à dénicher de la subtilité, voire de la poésie dans ces paysages que d'aucuns trouvent grossiers. J'y vois autre chose que leur grisaille. J'y vois leur infini dénuement et ce même dénuement les rend touchants à mes yeux. Pas d'oripeaux flamboyants qui éclabousseraient la vue de leurs couleurs chatoyantes. Ici, la splendeur est un effort à faire, et j'adore ça !

    Chrisian Bobin ne dit pas autre chose dans son petit livre de même pas cent pages. Des photos en noir et blanc parsèment l'ouvrage. Elles sont à l'image du Creusot : sans fanfreluches, sans artifices. Il en émane une indescriptible poésie. Comme de ce livre qui n'est ni plus ni moins qu'une déclaration d'amour à une ville trop souvent méprisée. J'aime ce culot !

    Sa vie durant, Bobin resta fidèle au Creusot, considérant que cette ville lui permettait de voyager comme il aimait le faire. Par exemple en s'arrêtant sur le givre offrant à une fenêtre un cadre de dentelle ou sur un oiseau « abritant une chorale dans sa cage thoracique ».

    « La vie est lumineuse d'être incompréhensible », écrit Bobin à la page 43 de ce livre. Il aurait pu choisir de dire « la vie est sombre d'être incompréhensible », ça aurait très bien fonctionné aussi. Sauf que l'écrivain dont il est question ici avait opté pour la lumière. Sans pour autant nier l'obscurité. Du grand art.

    Après cette lecture, j'ai regardé si le Creusot était loin de chez moi. C'est à 3h42 de route. Un jour, donc, j'irai là-bas. Je prendrai Prisonnier au berceau avec moi, je le mettrai sur le siège avant de ma voiture, à ma droite, et cet étrange passager me dictera une certaine manière de voir les choses qui fera de ce périple, j'en suis sûre, un enchantement !