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Le serre-livres - Page 32

  • "Chacune de nos lectures laisse une graine qui germe"...

     

    Une de mes amies, grande lectrice elle aussi, me disait dernièrement qu'elle considérait que chaque livre lui apprenait des choses et contribuait à affiner sa vision du monde. Cette idée me titille fortement depuis. Je crois moi aussi que « chacune de nos lectures laisse une graine qui germe », comme l'écrivait si bien Jules Renard. Et puisqu'il a formulé merveilleusement cette idée, à quoi bon se creuser les méninges afin de trouver une autre tournure qui dirait à peu près la même chose en moins bien ?!

    Aujourd'hui, mon idée de billet est née de ma conversation avec l'amie dont je parlais au début. Que m'ont apporté mes dernières lectures ? J'ai lu récemment une biographie d'un chanteur allemand que j'admire beaucoup, Rio Reiser. Le livre (Halt dich an deiner Liebe fest) est écrit par son frère, Gert Möbius, et retrace le parcours d'un artiste bourré de fêlures, écorché vif jusqu'à la moelle. Que m'a appris cette biographie ? Une chose essentielle, qui paraîtra sans doute banale, mais n'est somme toute pas si facile à appliquer, à savoir que dans la vie, il ne faut se laisser guider que par ses seules aspirations. Dans les années 70, Rio Reiser fut le chanteur vindicatif du groupe Ton Steine Scherben, qui enjoignait ceux qui l'écoutaient de mettre par terre ce qui les mettait par terre, histoire d'inverser la cruelle courbe des événements, et qui criait haut et fort « keine Macht für niemand ». Rio Reiser fut dès lors vu comme le chantre de la révolte en marche vers la révolution. Sauf qu'il devait bifurquer totalement quinze ans plus tard et se lancer dans une carrière solo, se mettant alors à écrire des textes très intimes, souvent trop sirupeux aux oreilles de ceux qui l'avaient porté aux nues du temps de Ton Steine Scherben. Rio Reiser ne se laissa pas démonter par cette soudaine désaffection. Il voulait suivre la route qu'il sentait être la sienne : celle d'un romantisme un peu guimauve, cheveux au vent, le cœur qui se tord quand l'être aimé ne donne pas de nouvelles. Plus tard, il justifiera ce virage à 180 degrés en expliquant que le temps emporte les rébellions de la jeunesse et que l'ardeur à crier s'amenuise au fil des années. Certains ne lui pardonnèrent jamais ce qu'ils considérèrent comme un retournement de veste. Qu'à cela ne tînt : Rio Reiser poursuivit son petit bonhomme de chemin, ne se souciant que d'être fidèle à la voix intérieure qui le guidait. Je trouve cela d'un courage remarquable !

    Dans la foulée, j'ai lu Les marées du Faou, de Philippe Le Guillou. J'aime son écriture trempée d'embruns et la manière dont il décrit la Bretagne. Je retrouve cette région (qui est un peu la mienne) à chaque ligne de ce livre. Que m'a appris cette lecture ? Que les lieux où s'ancra notre enfance ne nous quittent jamais. Que les personnages, ternes ou fantasques, qui traversèrent notre histoire à ce moment décisif de notre vie, demeureront nos compagnons jusqu'à la fin. On croisera ici des femmes austères, à la coiffe un peu rigide, et puis d'autres, rieuses, voire délurées. On rencontrera des hommes usés par un travail trop rude, des taciturnes et des causants, sentinelles d'une époque et d'un monde révolus. Pas tout à fait morts puisque rendus à la vie pour quelques pages par un Philippe Le Guillou soucieux de brosser des portraits vivants de ceux qui marquèrent son parcours !

     

  • Maintenant qu'il fait tout le temps nuit sur toi, Mathias Malzieu

    A quoi les morts occupent-ils toutes leurs saintes journées ? Est-il vrai qu’il se transforment en avaleurs de brumes, qu’ils ne se nourrissent plus que de vent et de brouillard ? Est-il vrai qu’ils continuent à vaquer aux occupations qui leur étaient chères ici-bas ? Que celui qui fut un véritable cordon bleu en cette vie se met à cuisiner avec les ingrédients dont il dispose désormais, les cumulonimbus et leurs frères ?

    Mathias Malzieu évoque ces éventualités dans Maintenant qu’il fait tout le temps nuit sur toi, le livre qu’il écrivit peu après la mort de sa mère. Quel contrepoids trouver à l’horreur et à l’hébètement qui est le nôtre lorsque nous perdons un être cher ? Comment combler le grand vide qui nous fait un trou dans le corps et menace de nous engloutir, quand tout rappelle la morsure de l’absence ? Mathias Malzieu appelle cela le « début des caresses coupantes, celles qui se plantent dans les vieux souvenirs ». Au lendemain de la mort de sa mère, il n’est pas certain de savoir encore faire sortir des notes de musique de son corps. Pas certain non plus de pouvoir se traîner jusqu’à la prochaine aurore. Tout lui semble insurmontable. Et pourtant, petit à petit, et parce qu’il n’a pas le choix, il se reconstruit. Sans le secours d’une pulsion de vie mêlée de poésie flamboyante et de fantastique halluciné, qui sait s’il ne se serait pas lui aussi laissé glisser dans le royaume des morts ?

    J’aime le regard que Malzieu pose sur les choses. C’est un regard qui embrasse le monde tout autant qu’il l’embrase. Il est fait de petites brindilles de folie qui voltigent joyeusement dans les airs. Que nous dit Malzieu à l’heure du deuil et de la détresse ? Que, certes, les absents nous causent toujours tort, mais qu’il faut malgré tout continuer à donner un assentiment total à la vie. Oui, « les jours passent, la nuit reste ». Mais il ne tient qu’à nous de voir dans les stratus et les stratocumulus les blancs d’œuf montés en neige par quelque cuisinière qui nous aima.

    J’ai lu ce livre en quelques heures vendredi. Comme il faisait beau, je m’étais installée sur le balcon devenu printanier. Je ne connais pas de plus bel endroit pour lire, à part peut-être une plage bretonne ou une forêt allemande ! Bien sûr, en lisant les mots de Mathias Malzieu, je pensais beaucoup à ma mère. A un moment, j’ai levé les yeux vers le ciel pour y contempler la pureté de l’azur, et j’ai aperçu un beau nuage en forme de cœur. J’aurais pu n’y voir qu’un simple hasard, j’ai choisi d’y voir une marque de tendresse venue tout droit du royaume des morts où ma mère continue, à n’en pas douter, à cultiver son jardin et ses fleurs…

  • Cet instant-là, Douglas Kennedy

    Berlin, 1984. Une balafre immonde cisaille la ville. On ne sait pas encore que le mur de la honte tombera bientôt. Pour le moment, il semble indestructible. Il est là, gigantesque, monstrueux, comme une plaie béante. Thomas Nesbitt, écrivain américain, est envoyé à Berlin pour y travailler à Radio Liberty. Là, parmi ses collègues, il rencontre Petra Dussmann, une réfugiée est-allemande. Ils tombent éperdument amoureux l’un de l’autre. Dès les premiers instants, leur histoire paraît limpide, de nature à faire dire à tous ceux qui sont revenus des grands sentiments qu’il est possible d’être un jour submergé par une évidence faite pour durer. Mais ce serait oublier un peu vite les origines de Petra (qui dit RDA dit Stasi, paranoïa, surveillance), oublier un peu vite que sous la plume de Douglas Kennedy comme dans la vie, les histoires d’amour finissent mal en général…

    Cet instant-là, c’est celui qui ne reviendra pas. Celui qui nous présente une cruciale alternative (entweder … oder, comme on dit en allemand) et nous enjoint de choisir dans l’urgence. On peut alors prendre une décision que l’on regrettera amèrement toute sa vie. Malheureusement, de deux maux, l’homme choisit souvent le pire.

    Avec la petite musiquette qui lui est propre et que j’ai découverte récemment dans Toutes ces grandes questions sans réponse, Douglas Kennedy nous rappelle que même si nous sommes hantés par la poursuite du bonheur, nous bâtissons parfois habilement le malheur qui nous fracassera, la prison qui nous encagera. Un certain Hubert-Félix Thiéfaine appelle cela « broyer son propre horizon ». « C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir », écrivait Céline. Cette supposition a de quoi rendre bien mélancolique. Tout comme le roman de Douglas Kennedy. Mais il nous dit aussi que c’est à nous d’aller vers le beau plutôt que vers le casse-gueule et que cet instant qui ne reviendra pas nous offre avant tout la possibilité d’opter pour le bonheur.

    Un sacré choc pour moi que la découverte de cet écrivain, dont je croyais encore, il y a quelques mois, qu’il n’avait rien à voir avec ceux que j’affectionne habituellement. Toutes ces grandes questions sans réponse, feuilleté d’abord avec délices dans un supermarché, puis acheté et dévoré frénétiquement en deux jours, est venu saper mes idées préconçues, et je trouve qu’il n’y a rien de plus rafraîchissant que ces instants-là, qui viennent démonter une certitude qui n’avait finalement pas lieu d’être !