Cet instant-là, Douglas Kennedy
Berlin, 1984. Une balafre immonde cisaille la ville. On ne sait pas encore que le mur de la honte tombera bientôt. Pour le moment, il semble indestructible. Il est là, gigantesque, monstrueux, comme une plaie béante. Thomas Nesbitt, écrivain américain, est envoyé à Berlin pour y travailler à Radio Liberty. Là, parmi ses collègues, il rencontre Petra Dussmann, une réfugiée est-allemande. Ils tombent éperdument amoureux l’un de l’autre. Dès les premiers instants, leur histoire paraît limpide, de nature à faire dire à tous ceux qui sont revenus des grands sentiments qu’il est possible d’être un jour submergé par une évidence faite pour durer. Mais ce serait oublier un peu vite les origines de Petra (qui dit RDA dit Stasi, paranoïa, surveillance), oublier un peu vite que sous la plume de Douglas Kennedy comme dans la vie, les histoires d’amour finissent mal en général…
Cet instant-là, c’est celui qui ne reviendra pas. Celui qui nous présente une cruciale alternative (entweder … oder, comme on dit en allemand) et nous enjoint de choisir dans l’urgence. On peut alors prendre une décision que l’on regrettera amèrement toute sa vie. Malheureusement, de deux maux, l’homme choisit souvent le pire.
Avec la petite musiquette qui lui est propre et que j’ai découverte récemment dans Toutes ces grandes questions sans réponse, Douglas Kennedy nous rappelle que même si nous sommes hantés par la poursuite du bonheur, nous bâtissons parfois habilement le malheur qui nous fracassera, la prison qui nous encagera. Un certain Hubert-Félix Thiéfaine appelle cela « broyer son propre horizon ». « C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir », écrivait Céline. Cette supposition a de quoi rendre bien mélancolique. Tout comme le roman de Douglas Kennedy. Mais il nous dit aussi que c’est à nous d’aller vers le beau plutôt que vers le casse-gueule et que cet instant qui ne reviendra pas nous offre avant tout la possibilité d’opter pour le bonheur.
Un sacré choc pour moi que la découverte de cet écrivain, dont je croyais encore, il y a quelques mois, qu’il n’avait rien à voir avec ceux que j’affectionne habituellement. Toutes ces grandes questions sans réponse, feuilleté d’abord avec délices dans un supermarché, puis acheté et dévoré frénétiquement en deux jours, est venu saper mes idées préconçues, et je trouve qu’il n’y a rien de plus rafraîchissant que ces instants-là, qui viennent démonter une certitude qui n’avait finalement pas lieu d’être !