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Le serre-livres - Page 31

  • La mort d'Ivan Ilitch

    Ivan Ilitch est un homme comme tant d'autres : de vaines ambitions l'ont aveuglé tout au long de sa vie, le menant par le bout du nez, et se révélant, au premier coup d'aiguille, gonflées de vacuité, se dispersant dans les airs comme tristes ballons de baudruche. Cerise pourrie sur le gâteau : son mariage raté, qui ne tient qu'à la faveur de petits arrangements de façade. Une femme qui ne nourrit plus que de la haine à l'égard de son époux, et ne s'en cache pas. Un appartement conquis de haute lutte, sombre contrefaçon du luxe qui coule en rivière chez les riches (« En réalité, son appartement était semblable à ceux de tous les gens qui ne sont pas très riches et qui s'efforcent de ressembler aux riches, mais ne parviennent qu'à se ressembler entre eux »). Ivan Ilitch aura passé sa vie à tenter de sauver les apparences et les meubles, et n'aura fait, au bout du compte, que se disperser à côté de l'essentiel. Tandis qu'il agonise, les mensonges dont il s'est nourri des années durant le rattrapent, lui sautant au visage comme des chiens enragés. Un autre mensonge le frappe : celui que son entourage s'obstine à tisser autour de sa maladie. On veut lui faire croire qu'une guérison est possible, alors qu'on le sait condamné depuis les premiers assauts du mal.

    Ivan Ilitch se retrouve alors nu et désarmé. Seul le paysan Guérassime lui témoigne un peu d'affection et de compassion. Les autres lui font comprendre qu'il contrarie leurs plans en n'en finissant pas de mourir et qu'il serait d'assez bon ton qu'il débarrasse rapidement le plancher. Le voilà seul, livré à un sordide tête-à-tête avec elle, la douleur tellement présente et puissante qu'il finit par l'apercevoir « distinctement qui le regarde par-dessus les fleurs ». Elle et lui ne font bientôt plus qu'un. Pourtant, jusqu'au bout, Ivan Ilitch espère une miraculeuse guérison. « Vivre ! Je veux vivre ! », se dit-il encore peu de temps avant de passer de vie à trépas, et ces mots nous entrent dans l'âme comme un écho déchirant.

    Je continue à explorer le vertigineux univers de Tolstoï, et je ne cesse de m'émerveiller devant le génie de cet écrivain dont les récits, comme le dit si bien Gilles Lapouge, semblent « n'avoir été écrits par personne ». Un mystérieux narrateur omniscient, plongeant au cœur des ténèbres ou des palpitations de chaque personnage, fait du lecteur son complice, lui offrant comme par miracle l'omniscience à lui aussi...

     

  • "Chacune de nos lectures laisse une graine qui germe"...

     

    Une de mes amies, grande lectrice elle aussi, me disait dernièrement qu'elle considérait que chaque livre lui apprenait des choses et contribuait à affiner sa vision du monde. Cette idée me titille fortement depuis. Je crois moi aussi que « chacune de nos lectures laisse une graine qui germe », comme l'écrivait si bien Jules Renard. Et puisqu'il a formulé merveilleusement cette idée, à quoi bon se creuser les méninges afin de trouver une autre tournure qui dirait à peu près la même chose en moins bien ?!

    Aujourd'hui, mon idée de billet est née de ma conversation avec l'amie dont je parlais au début. Que m'ont apporté mes dernières lectures ? J'ai lu récemment une biographie d'un chanteur allemand que j'admire beaucoup, Rio Reiser. Le livre (Halt dich an deiner Liebe fest) est écrit par son frère, Gert Möbius, et retrace le parcours d'un artiste bourré de fêlures, écorché vif jusqu'à la moelle. Que m'a appris cette biographie ? Une chose essentielle, qui paraîtra sans doute banale, mais n'est somme toute pas si facile à appliquer, à savoir que dans la vie, il ne faut se laisser guider que par ses seules aspirations. Dans les années 70, Rio Reiser fut le chanteur vindicatif du groupe Ton Steine Scherben, qui enjoignait ceux qui l'écoutaient de mettre par terre ce qui les mettait par terre, histoire d'inverser la cruelle courbe des événements, et qui criait haut et fort « keine Macht für niemand ». Rio Reiser fut dès lors vu comme le chantre de la révolte en marche vers la révolution. Sauf qu'il devait bifurquer totalement quinze ans plus tard et se lancer dans une carrière solo, se mettant alors à écrire des textes très intimes, souvent trop sirupeux aux oreilles de ceux qui l'avaient porté aux nues du temps de Ton Steine Scherben. Rio Reiser ne se laissa pas démonter par cette soudaine désaffection. Il voulait suivre la route qu'il sentait être la sienne : celle d'un romantisme un peu guimauve, cheveux au vent, le cœur qui se tord quand l'être aimé ne donne pas de nouvelles. Plus tard, il justifiera ce virage à 180 degrés en expliquant que le temps emporte les rébellions de la jeunesse et que l'ardeur à crier s'amenuise au fil des années. Certains ne lui pardonnèrent jamais ce qu'ils considérèrent comme un retournement de veste. Qu'à cela ne tînt : Rio Reiser poursuivit son petit bonhomme de chemin, ne se souciant que d'être fidèle à la voix intérieure qui le guidait. Je trouve cela d'un courage remarquable !

    Dans la foulée, j'ai lu Les marées du Faou, de Philippe Le Guillou. J'aime son écriture trempée d'embruns et la manière dont il décrit la Bretagne. Je retrouve cette région (qui est un peu la mienne) à chaque ligne de ce livre. Que m'a appris cette lecture ? Que les lieux où s'ancra notre enfance ne nous quittent jamais. Que les personnages, ternes ou fantasques, qui traversèrent notre histoire à ce moment décisif de notre vie, demeureront nos compagnons jusqu'à la fin. On croisera ici des femmes austères, à la coiffe un peu rigide, et puis d'autres, rieuses, voire délurées. On rencontrera des hommes usés par un travail trop rude, des taciturnes et des causants, sentinelles d'une époque et d'un monde révolus. Pas tout à fait morts puisque rendus à la vie pour quelques pages par un Philippe Le Guillou soucieux de brosser des portraits vivants de ceux qui marquèrent son parcours !

     

  • Maintenant qu'il fait tout le temps nuit sur toi, Mathias Malzieu

    A quoi les morts occupent-ils toutes leurs saintes journées ? Est-il vrai qu’il se transforment en avaleurs de brumes, qu’ils ne se nourrissent plus que de vent et de brouillard ? Est-il vrai qu’ils continuent à vaquer aux occupations qui leur étaient chères ici-bas ? Que celui qui fut un véritable cordon bleu en cette vie se met à cuisiner avec les ingrédients dont il dispose désormais, les cumulonimbus et leurs frères ?

    Mathias Malzieu évoque ces éventualités dans Maintenant qu’il fait tout le temps nuit sur toi, le livre qu’il écrivit peu après la mort de sa mère. Quel contrepoids trouver à l’horreur et à l’hébètement qui est le nôtre lorsque nous perdons un être cher ? Comment combler le grand vide qui nous fait un trou dans le corps et menace de nous engloutir, quand tout rappelle la morsure de l’absence ? Mathias Malzieu appelle cela le « début des caresses coupantes, celles qui se plantent dans les vieux souvenirs ». Au lendemain de la mort de sa mère, il n’est pas certain de savoir encore faire sortir des notes de musique de son corps. Pas certain non plus de pouvoir se traîner jusqu’à la prochaine aurore. Tout lui semble insurmontable. Et pourtant, petit à petit, et parce qu’il n’a pas le choix, il se reconstruit. Sans le secours d’une pulsion de vie mêlée de poésie flamboyante et de fantastique halluciné, qui sait s’il ne se serait pas lui aussi laissé glisser dans le royaume des morts ?

    J’aime le regard que Malzieu pose sur les choses. C’est un regard qui embrasse le monde tout autant qu’il l’embrase. Il est fait de petites brindilles de folie qui voltigent joyeusement dans les airs. Que nous dit Malzieu à l’heure du deuil et de la détresse ? Que, certes, les absents nous causent toujours tort, mais qu’il faut malgré tout continuer à donner un assentiment total à la vie. Oui, « les jours passent, la nuit reste ». Mais il ne tient qu’à nous de voir dans les stratus et les stratocumulus les blancs d’œuf montés en neige par quelque cuisinière qui nous aima.

    J’ai lu ce livre en quelques heures vendredi. Comme il faisait beau, je m’étais installée sur le balcon devenu printanier. Je ne connais pas de plus bel endroit pour lire, à part peut-être une plage bretonne ou une forêt allemande ! Bien sûr, en lisant les mots de Mathias Malzieu, je pensais beaucoup à ma mère. A un moment, j’ai levé les yeux vers le ciel pour y contempler la pureté de l’azur, et j’ai aperçu un beau nuage en forme de cœur. J’aurais pu n’y voir qu’un simple hasard, j’ai choisi d’y voir une marque de tendresse venue tout droit du royaume des morts où ma mère continue, à n’en pas douter, à cultiver son jardin et ses fleurs…