Rester vivant !
« J'ai peur de tous ces gens raisonnables et soumis »... Michel Houellebecq
Nos bibliothèques abritent en leurs replis des trésors insoupçonnés. Parfois, le hasard ou le miracle d'un mystérieux ressac les conduit jusqu'à nos mains. Nous les regardons, émus, un peu surpris : ils étaient près de nous et nous l'ignorions. Ou alors nous les savions là, tapis dans l'obscurité, mais nous n'avions pas encore pris le temps de les honorer de notre joie. En bref, nous les découvrons ou les redécouvrons soudain, immobiles, un peu gênés d'avoir dû se faire si discrets des mois, voire des années durant. Pour un peu, ils s'étonneraient du regain d'intérêt que nous leur témoignons. J'ai ainsi exhumé dernièrement Les Matinaux de René Char et j'ai trouvé là des pages belles à pleurer. Il y a deux jours, j'ai eu envie de redécouvrir le recueil de poèmes de Michel Houellebecq, Rester vivant, suivi de La poursuite du bonheur. Rester vivant, c'est un peu comme les Lettres à un jeune poète de Rilke, mais en version punk. Avec en arrière-plan une certaine idée de déconfiture : pour devenir poète, il faut se dépouiller, se laisser décaper jusqu'en son centre afin de mieux naître à l'incandescence de la poésie. Ce sont quelques pages d'un pur bonheur. La langue de Houellebecq se fait tour à tour administrative, sensuelle et drôle. Elle nous piège là où on ne l'attend pas. Le tout est teinté d'une ironie qui fait plaisir à lire et que Houellebecq n'hésite pas à démonter quand cela lui chante. Exemple : « Les mécanismes de solidarité sociale (allocation chômage, etc.) devront être utilisés à plein, ainsi que le soutien financier d'amis plus aisés. Ne développez pas de culpabilité excessive à cet égard. Le poète est un parasite sacré ». Un brûlot à lire et à relire en période de disette, quand on sent qu'autour de soi les mots « rentabilité », « chiffre d'affaires » ou, dans un autre registre, « réforme du collège », « consignes ministérielles » appauvrissent le discours ambiant, le lissent jusqu'à la corde. Oui, en ces temps par trop maussades, Rester vivant fait du bien.
Un peu avant de nous faire plonger dans La poursuite du bonheur, au détour d'un paragraphe, Houellebecq nous prévient : « N'ayez pas peur du bonheur ; il n'existe pas ». Cela n'empêchera pas les benêts que nous sommes de nous lancer dans d'épuisantes courses-poursuites. Passant cette fois à une langue classique, Houellebecq nous chante sa déréliction. C'est presque du spleen baudelairien. Dans les rues de Paris, il traîne son cafard plus grand que lui. Mais il voit dans certains regards des flammes princières (« Je porte au fond de moi une ancienne espérance / Comme ces vieillards noirs, princes dans leur pays, / Qui balaient le métro avec indifférence »). Il se souvient d'une femme qui fut sa maîtresse. Le plus souvent, il ressasse son étrangeté jusqu'à la nausée. La nature (« laide, ennuyeuse et hostile ») ne lui dit rien qui vaille et, si elle le tente parfois, c'est toujours pour le ramener dare-dare vers « les parkings et les vapeurs d'essence ». On lit sous sa plume tout un monde assez glauque, qui n'a rien à envier aux ténèbres. Plus loin, Houellebecq imagine sa fin (« Il y aura le regret, puis un sommeil très lourd »), puis il passe à autre chose.
Là encore, c'est un pur bonheur de lecture. Chez René Char, il y a quelques semaines, je lisais ceci : « La réalité sans l'énergie disloquante de la poésie, qu'est-ce ? ». Houellebecq ne dit pas autre chose, mais toujours dans une version punk. Pourtant, pas de no future totalement désespéré ici : il s'agit plutôt d'un constat d'échec généralisé au cœur duquel, cependant, scintillent quelques étoiles. Parce que la poésie, c'est ce qui nous sauve.