Une langue venue d'ailleurs
S'agenouiller devant une langue comme devant une rose. La regarder de près jour après jour et lui trouver toujours autant, sinon plus d'éclat qu'aux premiers instants de la rencontre. Être fou de cette langue au point de dire à la face du monde qu'on l'a épousée. C'est toute cette incandescence qui flambe dans le livre d'Akira Mizubayashi, Une langue venue d'ailleurs. La langue en question n'est autre que la nôtre. L'auteur la découvrit au sortir de l'adolescence et se mit à l'aimer avec l'ardeur d'un jeune amoureux transi. Il lui rend un magnifique hommage. Il remonte à la source de cet amour. La lecture de quelques auteurs (Rousseau, Valéry, Péguy) devait changer à jamais sa vie. Ainsi que des sonorités, des intonations et une autre façon de dire le monde. Qu'exprime une langue, sinon l'âme du peuple qui la parle et l'a façonnée au cours des siècles ?
Ces 263 pages ont été un pur bonheur de lecture pour moi, qui ne cesse de m'interroger sur le rapport mystérieux et complexe que j'entretiens depuis presque trente ans avec la langue allemande ! Je crois que tout ce qu'écrit Mizubayashi, je pourrais le reprendre à mon compte en changeant quelques noms de lieux et de personnes. Pour moi, les premiers enchanteurs s'appelaient Borchert ou Kleist ou Heine. La première ville allemande avec laquelle je tissai des liens étroits fut Leipzig. Comme Mizubayashi, j'ai l'impression d'avoir épousé une langue, d'en avoir fait à tout jamais mon indispensable compagne. À l'instar de l'écrivain japonais, je pourrais dire que je suis dans un entre-deux d'où je ne sortirai plus : n'étant pas réellement allemande, je ne suis plus tout à fait française. Il y a une dimension presque tragique dans ces engouements qui engagent tout votre être. Je comprends que Mizubayashi ressente le français comme une nécessité et qu'il aille jusqu'à dire que la perte de cette langue entraînerait la sienne. Tout cela trouve un écho en moi et m'a profondément remuée. J'ai aimé aussi ces pages où il est question de l'indéracinable « étrangéité ». Toujours, on reste légèrement à l'écart de la langue que l'on a choisi d'adopter. On s'approche de son cœur tout en restant un peu en dehors, malgré tous les efforts fournis. Et puis, cette autre façon de dire le monde implique nécessairement une autre manière de l'appréhender, qui ne sera jamais la nôtre, malgré toute la bonne volonté que l'on y mettra. D'où cet aspect tragique dont je parlais plus haut. Mais n'est-ce pas là ce qui rend l'amour encore plus précieux et plus profond ?
Je vous souhaite une excellente année 2018, riche en lectures palpitantes !