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  • Les livres de Peter Stamm, fenêtres ouvertes sur des univers étranges, des ambiances et des gouffres...

    Chaque roman de Peter Stamm renferme un univers tout entier, qui tient à la miraculeuse rencontre de différents éléments : un style à nul autre pareil, une ambiance dans laquelle se côtoient tout à la fois l'étrange, le vertigineux et le banal. Dans Weit über das Land, un homme quitte tout du jour au lendemain : son foyer, son travail et son quotidien. Nous le suivons dans ses pérégrinations, nous regardons sa femme affronter la vie sans lui. On ignore pourquoi cet homme a largué les amarres de cette façon, un soir de retour de vacances. Son existence semblait tissée d'habitudes rassurantes, mais n'est-ce pas justement cela qui a fini par le conduire à l'effondrement ? On peut interpréter cette fuite de bien des manières. Je la vois comme la volonté de se soustraire à la facilité offerte, d'être là où l'on n'est pas attendu, et plus là où l'on vous a si souvent trouvé. Cet homme fait un pied de nez radical aux conventions. Il a tout pour être heureux ? Qu'on n'aille surtout pas croire que cela suffit à le combler ! Il est question ici d'une quête assoiffée, à vrai dire sans objet véritable. La fin du roman nous laisse pantois et sans voix. J'ai pu en discuter dernièrement avec la libraire de La cour des grands, fabuleuse librairie messine, et elle me disait qu'elle avait demandé à chaque lecteur de Weit über das Land (L'un l'autre en français) comment il avait analysé ce dénouement inattendu. Les interprétations sont multiples et toutes se défendent. Je ne peux en dire davantage, je ne veux pas déflorer l'intrigue de ce livre, ce qui en fait toute la substance et la profondeur. Cela peut être une belle lecture d'été, et le thème abordé peut largement rejoindre ce qui est généralement le grand sujet des vacances : lever l'ancre ou la jeter en port inconnu, disparaître, ne plus se faire broyer par l'infernale machine du quotidien !

     

    Peter Stamm sera ce soir à La cour des grands. Il viendra y parler de L'un l'autre, et je me réjouis à l'avance de cette rencontre avec un auteur que je lis depuis de nombreuses années et que j'ai, dès la première lecture que j'en ai faite, hissé au rang de mes préférences germanophones ! Pour me replonger dans « l'ambiance Stamm », j'ai décidé de relire Seerücken, un recueil de nouvelles surprenantes. La première, Sommergäste, nous laisse un sentiment étrange. Un homme décide de partir s'isoler dans un hôtel afin d'y terminer la rédaction d'un travail consacré à Gorki. La propriétaire des lieux est bizarre, tout comme l'endroit lui-même. Stamm parvient à donner à son écriture des contours quasi fantomatiques, et en cela elle épouse parfaitement l'ambiance qui plane sur toute la nouvelle. Au terme de la lecture, on pense à La femme du Vème, de Douglas Kennedy. Il y a quelque chose du même ordre, entre le lugubre et le fantastique, dans Sommergäste. Plus loin, on lira Der Lauf der Dinge, qui raconte le séjour d'un couple dans un camping du nord de l'Italie. Cette femme et cet homme, Alice et Niklaus, ne sont plus unis que par les liens élimés de l'habitude, qui sont devenus autant de cordes à leur cou. Soudain, un autre couple arrive, flanqué de deux enfants, et cette famille va devenir pour ainsi dire le seul sujet de conversation de notre couple en mal d'aventure. Les mômes sont bruyants. Il devient très vite impossible de faire abstraction de leurs cris. Alice et Niklaus font une fixette sur la famille d'en face qui, à elle seule, finit par cristalliser leur mécontentement grognard. L'amour est mort et se répand en invectives détournées. On comprend bien que la rage qui s'exprime à l'encontre du couple avec enfants n'est qu'une manière de déguiser le morne désamour. Mais c'est infiniment plus complexe encore, car Alice finit par avoir besoin de ces étrangers pour nourrir non seulement sa colère, mais aussi le vide de son existence, et Niklaus éprouve un désir confus pour la voisine (ah, la gent masculine et ses ignobles instincts !). 

    Tout cela se mêle subtilement dans l'écriture de Peter Stamm. En quelques pages, en quelques mots parfois, l'écrivain suisse parvient à donner corps à un sentiment et à son contraire, à une ambiance et à ce qui en fait la chair inimitable... Les œuvres de cet auteur sont traversées en filigrane par les mots d'Aragon : « il n'y a pas d'amour heureux ». Il n'y a pas d'amour heureux, il n'y a que des fractures, des lignes de faille qui aspirent dans leurs gouffres des êtres que la vie déchire...

  • Fond de cale, de Jean-Claude Pirotte

    Fond de cale, c'est le récit d'un homme qui, à sa sortie de prison, s'en va par monts et par vaux, le pied sur l'accélérateur. « Toujours plus loin à fond la caisse et toujours, toujours plus d'ivresse » : les mots de Thiéfaine me semblent décrire à la perfection ce besoin éperdu de vagabondage à cent cinquante à l'heure. Toujours de Thiéfaine, on pourrait également citer : « Mais je remonte mon col, j'appuie sur le starter et je vais voir ailleurs, encore plus loin, ailleurs ».

     

    Quelle quête assoiffe cet homme, le narrateur, et le pousse à arpenter tant de chemins et tant de villes où sommeille un bout de son histoire ? Se fuit-il ou se cherche-t-il ? Les deux, mon capitaine ! De rencontres avinées en errances solitaires, il époussette un passé qui n'est plus, il déterre des morts. « Pas besoin de gril », l'enfer c'est soi-même, les blessures que l'on s'est infligées, celles que l'on a faites aux autres et qui se bousculent au portillon de notre conscience, comme si l'on était « poursuivi par mille gendarmes, ou cent mille remords ». Ce qui sauve cet homme ? Les vignes du Seigneur, la douceur des paysages qu'il traverse, leurs « vallonnements brouillons » (quelle belle image!), la « mer endormeuse », la mélodie d'un poème agenouillé comme une offrande dans les replis de sa mémoire. On n'est pas étonné de rencontrer Jaccottet et Milosz dans le murmure de ces 152 pages enchanteresses ! Certains titres de livres de ces deux poètes suffiraient à résumer la vie vagabonde de notre narrateur : Poèmes sur le temps figé, Lumière du jour, Où le soleil se lève et où il se couche, L'hymne à la perle, Des endroits lointains, Au bord de la rivière pour Milosz, Paysages avec figures absentes, À travers un verger, À la lumière d'hiver, Pensées sous les nuages, Notes du ravin pour Jaccottet.

     

    Ce qui me plaît dans ce livre ? Le bruissement incessant d'une poésie enflammée, et cela ruisselle ainsi sur 152 pages, comme une coulée de lave en fusion. Le côté à la fois dingue et paumé du narrateur, son amour des mots (« Je n'aurai pas manqué jusqu'au bout de m'appliquer à l'étude du français. Je me survis dans de vieilles manies lexicologiques, risibles et rassurantes ») et cette nostalgie qui le rend inventif, tendre et bouillonnant ! « Je dois être voué à des hasards opportuns », écrit-il, et je ne peux, à la lecture de cette phrase, que penser à l'impulsion qui, jeudi après-midi, m'entraîna dans une librairie messine où m'attendait ce livre bienfaisant !

     

    Jean-Claude Pirotte s'est éteint en mai 2014. Il nous laisse, en guise de consolation, de splendides pages que traverse, mains dans les poches et cheveux au vent, une poésie gavroche et buissonnière, fuyant sans le savoir les sentiers battus, se nourrissant tout autant d'humus et de colza que de tabac et d'alcool !

  • Échapper, de Lionel Duroy, ou comment prolonger la lecture de Deutschstunde !

    Il arrive qu'une lecture vienne en prolonger une autre. Ainsi le roman Échapper, de Lionel Duroy, est-il le pendant idéal à Deutschstunde de Siegfried Lenz. C'est un peu comme si Échapper était venu me consoler d'avoir perdu si vite Deutschstunde, livre que j'ai dévoré en même pas deux semaines !
    Le narrateur d'Échapper a été tellement marqué par la lecture du livre de Lenz qu'il décide de partir sur les traces de l'écrivain allemand, et plus précisément sur celles des protagonistes de Deutschstunde. On le suit dans ses pérégrinations, ses recherches, ses réflexions sur le passé. Son mariage est parti en lambeaux, et il a décidé de ne plus jamais lier sa vie à celle de qui que ce soit. C'est compter sans les caprices du destin et les décisions qu'il prend parfois à notre place ! Il s'installe dans une maison, à Mogeltonder, et il va tomber amoureux d'une certaine Susanne. Tous deux vont vivre une belle et intense histoire d'amour, mais Susanne est mariée et le principe de réalité va vite se rappeler au bon souvenir des deux amants.

    Quand, comme moi, on a été littéralement emporté par la lecture de Deutschstunde, on ne peut que se retrouver dans ces mots du narrateur d'Échapper : « C'est peu dire que La leçon d'allemand m'a transporté. Pendant des jours et des jours j'ai habité Rugbüll, tantôt chez le peintre, tantôt chez le policier, empruntant moi aussi la digue puis le chemin de brique pour aller de chez l'un à chez l'autre. Je respirais le vent d'ouest ». Le roman de Duroy mêle plusieurs histoires : celle du narrateur, celle du livre de Lenz et celle d'Emil Nolde (qui aurait inspiré à l'écrivain allemand le personnage de Max Ludwig Nansen). On apprend de nombreux détails de la vie de Nolde, on le voit se débattre avec sa conscience et aller jusqu'à se compromettre avec le régime nazi pour sauver quelques-unes de ses œuvres : « Porté par la nécessité de vivre, et peut-être aussi par la colère, il tente l'impossible pour récupérer ses toiles, passant outre les menaces et les insultes. Il écrit à Goebbels ainsi qu'au ministre de la Science et de l'Éducation, Bernhard Rust, il les supplie l'un et l'autre, puis il se rend à Vienne pour tenter d'obtenir la protection de Schirach (…) Il donne le sentiment de se prostituer pour récupérer son travail, et c'est bien ce qu'on lui reproche aujourd'hui ». Très subtilement, le roman de Duroy pose, déclinée différemment, la question que renfermait déjà, en filigrane, le roman de Lenz : qu'aurions-nous fait dans ces circonstances extrêmes ? Si nous voulons être tout à fait honnêtes, force est d'avouer que nous n'en savons rien...