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  • Emily Dickinson, la plus que vive

    La semaine dernière, je suis allée voir le film Emily Dickinson, a quiet passion. Dans la foulée, j'ai lu La dame blanche, livre de Christian Bobin consacré à la poétesse américaine. Les deux se complètent merveilleusement bien.

    Voici, pêle-mêle, les quelques réflexions qui me sont venues suite à ma rencontre avec l'univers d'Emily Dickinson. J'ai encore beaucoup à découvrir et ne peux, pour ce billet, ne m'appuyer que sur le ressenti suscité par le film et le livre de Bobin.

     

    C'est une brûlée vive. Les émotions ne se contentent pas de la traverser, elles rougeoient durablement en elle, elles prennent feu dans la forge de son cœur. Ce qui ne ferait qu'effleurer une autre l'atteint au plus profond et la renverse. Elle est l'incandescence même.

    C'est une écorchée vive. Le monde lui est trop rocailleux, c'est une montagne qu'elle ne peut escalader, elle en aurait le souffle meurtri à chaque coudée. Elle est l'éraflure même.

    Si l'amour n'est pas absolu et enchâssé dans un écrin de pureté, autant y renoncer, semble-t-elle nous dire. Si le dehors n'est fait que pour abîmer le trésor que l'on porte au-dedans de soi, à quoi bon frayer avec lui ? Sa forteresse intérieure est de toute façon tellement riche qu'elle lui tient lieu d'univers.

    Emily aime écrire la nuit, à la lueur d'une chandelle qui palpite faiblement sur la table et éclaire, tel un soleil, le papier ami. La flamme tremblante apaise celles, plus folles, qui lèchent son âme. Les mots disciplinent l'incendie, lui intiment l'ordre de se faire tout petit. Il renaîtra de plus belle à l'aurore, ne s'amenuisera jamais. Toujours, sur le métier, il faudra remettre l'ouvrage. Ce que les pages écrites la nuit auront calmé s'embrasera de nouveau à l'aube. Tel est le destin des poètes : ce qui vient à leur rencontre les foudroie.

     

    Le film est comme traversé par deux courants contraires : jusqu'à la mort de son père, Emily a encore souvent de grands accès de joie. Une espiègle légèreté la fait sautiller d'un jour à l'autre, une saine révolte l'anime. À partir du moment où monsieur Dickinson n'est plus, les pertes et les deuils se succèdent et la vie d'Emily bascule dans une profonde gravité.

    Le livre de Bobin est éclatant de poésie. J'ai relevé ici ou là des expressions que j'ai trouvées magnifiques et que je compte bien garder à jamais dans ma petite besace, celle que j'emporte partout avec moi et qui me permet souvent d'échapper à la lourdeur du monde (cet « abattoir des âmes » !) : « l'accordéon de velours d'une chenille », « la lumineuse douleur de vivre », « un pré électrisé d'abeilles », pour n'en citer que quelques-unes.

    Je vais à présent me plonger dans l'ouvrage que Claire Malroux a écrit sur Emily Dickinson, Chambre avec vue sur l'éternité. J'en ai déjà lu une vingtaine de pages ce matin, et voilà que là aussi, des images m'ont happée, me donnant envie d'aller plus loin. Les feuilles tombant sur le sol en automne, « dociles elles aussi à l'injonction de la saison », par exemple. En parallèle, je vais lire des poèmes d'Emily Dickinson. Splendide programme !

     

  • Enfance, de Tolstoï

     

    Depuis que je l'ai découvert, Tolstoï ne cesse de m'étonner et de m'émouvoir. Il m'étonne parce que sa langue est limpide, sans apprêts, et pourtant majestueuse. Sa grandeur réside dans son extrême simplicité. L'écrivain russe dépeint l'âme humaine avec une sidérante économie de moyens. En quelques lignes, il peut brosser le portrait d'un être de la manière la plus juste et la plus précise, sans forcer le trait. Il m'émeut parce qu'il semble toujours prendre fait et cause pour nos fragilités. Il n'accuse pas, me semble-t-il, il constate. Dans Anna Karénine, sa plongée dans les âmes des différents personnages nous mène au plus près de leur vérité. Impossible, une fois qu'on a sondé leurs profondeurs et leurs abîmes, de les condamner.

     

    Dans Enfance, nous voilà cette fois témoins (ô combien privilégiés!) de ce que vécut Tolstoï enfant. De ce qu'il fut aussi. Comme tous les enfants, il lui arrive de se montrer cruel, mais il est déjà capable de repentir, ce qui le dispose à faire ensuite amende honorable. S'étant une fois comporté selon lui de façon injuste avec Karl Ivanovitch, son serviteur et précepteur, le voilà pétri de remords. Plus d'une fois, il s'en voudra d'avoir pu offenser des êtres, notamment parmi ceux qui lui étaient les plus dévoués. Il fut parfois un gamin suiveur, s'acharnant sur plus faible que lui dans le seul but d'obtenir les faveurs d'un meneur qu'il aimait, mais il ne se pardonna pas ces écarts. La preuve : des années plus tard, il revient, le cœur contrit, sur ce qu'il pourrait finalement considérer comme des broutilles !

     

    La mort de sa mère signe la fin de son enfance. Même son chagrin lui paraît suspect à certains égards. N'en fait-il pas trop pour paraître plus affligé que tous les siens ? Tolstoï ne se montre jamais complaisant avec lui-même. Il s'applique à lui-même la méthode qu'il emploie avec ses personnages : il descend, muni de son scaphandre, en ses abysses, fussent-ils amers. Ne cherchant ni notre compassion, ni notre adhésion, il les obtient pareillement, l'une et l'autre. Il ne se met pas en scène, il se raconte le plus sobrement du monde, et c'est en cela qu'il est, à mes yeux en tout cas, d'une incomparable grandeur !

     

  • Was soll aus dem Jungen bloß werden ? Oder : Irgendwas mit Büchern, un livre de Böll

     

    Heinrich Böll est né le 21 décembre 1917. Il a seize ans quand Hitler arrive au pouvoir. Dès le début, tout son être se révolte contre le nazisme. Il déteste les bruits de bottes, les uniformes, tout ce qui exalte l'extrême virilité et n'est en définitive -le jeune homme qu'il est à ce moment-là le ressent très fortement- qu'une apologie de la violence sous toutes ses formes. C'est une période durant laquelle il souffre également chroniquement d'atroces maux de tête. Avec le recul, il se demande si cette pathologie ne fut pas une réaction physiologique à une idéologie qu'il rejetait de toutes ses fibres. « Das mag schon sein », ajoute-t-il, « denn ich war gegen die Nazis auch allergisch ». Toujours est-il que la maladie en question disparaîtra immédiatement après la Seconde Guerre mondiale et ne se manifestera plus jamais.

    Was soll aus dem Jungen bloß werden ? Mais que va devenir ce garçon ? Telle est l'interrogation qui hante son entourage. Le jeune Heinrich Böll est assez avare de prouesses en matière scolaire ! Il fait le nécessaire pour se maintenir à flot, mais qu'on n'aille pas lui demander de réaliser des exploits, peu lui chaut ! Il ne sait pas vraiment ce qu'il veut devenir plus tard. Irgendwas mit Büchern, qui deviendra le sous-titre du livre, est la réponse qu'il pourrait faire à ceux qui s'inquiètent pour lui. D'accord, il ne sait pas encore très bien à quoi ressemblera son avenir, mais il pressent qu'il doit s'orienter vers quelque chose qui lui permettra d'être au contact des livres. Bibliothécaire ? Pourquoi pas ? Quand il y réfléchit de plus près, pourtant, le jeune homme est pris de panique : s'il doit passer sa vie à enregistrer des emprunts des livres de Hanns Johst ou de Hans Friedrich Blunck (deux écrivains ayant totalement embrassé l'idéologie nazie), autant renoncer. Il finira par trouver une place d'apprenti dans une librairie où les théories nauséabondes n'auront jamais cours, Gott sei Dank !

    Ce livre ne retrace que quelques années du parcours de l'écrivain allemand. Des années sombres parce que marquées par la gangrène nazie, mais éclairées toutefois par le soutien des livres, la découverte des premiers émois amoureux et une soif de vivre qui l'emporte malgré tout sur le désespoir au cœur de la tourmente. Irgendwas mit Büchern : on peut dire que le gamin qui donnait du fil à retordre à ses parents et à ses profs avait une sacrée intuition ! Il deviendra l'un des plus grands écrivains allemands du vingtième siècle !