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  • Encore quelques réflexions sur Deutschstunde

    Le livre de Siegfried Lenz (Deutschstunde, déjà évoqué ici hier) ne cesse de me hanter. Comme je l'écrivais dans mon précédent billet, il baigne du début à la fin dans une atmosphère étrange. La nature y est souvent dépeinte comme hystérique. Quand elle est calme, c'est tellement marquant qu'il faut le souligner. Ainsi est-il écrit, page 239 (édition Deutscher Taschenbuch Verlag) : « Es war windstill » (il n'y avait pas de vent). La plupart du temps, les arbres sont secoués par le vent. Celui-ci s'engouffre en gémissant dans les interstices des troncs empilés les uns sur les autres (page 216). C'est encore lui qui donne du fil à retordre au brigadier de Rugbüll lorsqu'il doit aller signifier au peintre Max Ludwig Nansen son interdiction de continuer à exercer son art. Le brigadier lutte contre le vent qui lui fait face, et ce combat qu'il mène les dents serrées, coûte que coûte, laisse imaginer la suite : puisqu'on lui a donné l'ordre de faire respecter cette interdiction, il veillera à ce que la consigne soit appliquée, contre vents et marées.

    Le passage qui m'a le plus bouleversée, je crois, est celui qui montre le peintre au moment où il va être emmené (vraisemblablement pour un interrogatoire) parce qu'il a enfreint la loi et continué à peindre malgré l'interdiction qui lui en avait été faite. C'est le brigadier Rugbüll, le père du narrateur, et deux hommes en manteau de cuir, qui viennent chercher Max. Le brigadier lui explique qu'il a très exactement une demi-heure pour préparer quelques affaires avant le départ. Il fixe sa montre en le disant, et on se doute qu'il veillera à ce que pas une minute de plus ne soit consacrée aux préparatifs. Suivent des pages où chaque geste du peintre est décrit avec précision. Il accomplit les choses avec lenteur, il prend même le temps de se coiffer deux fois. Rien n'est dit de son état intérieur, mais on sent qu'une sorte de résignation s'est emparée de lui. Lorsque Busbeck, son ami, présent ce jour-là, lui dit : « Ils n'oseront pas te faire quoi que ce soit », le peintre rétorque : « Wir mit unserer Phantasie denken, dass die sich nicht trauen : aber sieh dich mal um : was viele für undenkbar halten – sie tun's und trauen sich, es zu tun » (ce qui signifie : « Nous, avec notre imagination, nous pensons qu'ils n'oseront pas, mais regarde autour de toi : ce que beaucoup considèrent comme impensable, ils le font, ils osent le faire »). Durant la maigre demi-heure qui lui est impartie, Max va se raccrocher à des petites choses : mettre la main sur des bretelles neuves, après avoir constaté que celles qu'il comptait porter étaient tachées et trop lâches, changer les lacets de ses chaussures et les passer méticuleusement dans les trous prévus à cet effet. Il lisse la couverture de sa couche. Il enfile une chemise propre, dans laquelle il semble se noyer. Mais c'est, si l'on y regarde de plus près, dans l'absurdité qu'il se noie. Absurdité d'un décret qui ne peut qu'être transgressé. Max a un besoin vital de peindre, il l'a déjà expliqué au brigadier bien avant cette scène : « Was hast du erwartet ? Ich hab dir gesagt, dass ich nicht aufhören kann. Keiner von uns kann aufhören ». (« Qu'attendais-tu ? Je t'ai dit que je ne pouvais pas arrêter. Aucun de nous ne peut arrêter »). Mais le brigadier ne l'entend évidemment pas de cette oreille, lui qui précisément n'entend rien à l'art ! Que pourrait-il bien savoir de la nécessité de créer, lui pour qui il n'existe qu'une seule nécessité, celle de la rigueur, qui fait loi ?

    Plus largement, c'est l'absurdité d'une époque tout entière qui est dénoncée ici. Sombre période durant laquelle l'art était placé sous haute surveillance et devait obéir à des règles strictes de conformité à un idéal germanique. La mère du narrateur ne dit-elle pas que Max a la fâcheuse habitude de représenter dans ses tableaux des visages qui n'ont rien d'allemand ? Le couple que forment le brigadier de Rugbüll et sa femme est pathétique dans sa façon de regarder les choses par le petit bout de la lorgnette, et leur bêtise nous inspirerait presque de la pitié. Face à leur obéissance aveugle, on ne peut, à l'instar de leur fils Siggi, que s'interroger, et se heurter à une absence totale de réponse. Pourquoi cet entêtement à obéir, pourquoi cette certitude indéboulonnable de bien faire dès lors que l'on ne fait qu'appliquer les consignes venues d'en haut ? Pourquoi fermeront-ils à jamais leur porte à leur fils Klaas qui, lui, a préféré désobéir ? Le brigadier décrète que la famille entière doit oublier le traître et que son prénom ne doit plus jamais être prononcé sous son toit. Il demeurera inflexible, certain que Klaas ne peut s'en prendre qu'à lui-même.

    Ce matin, sur France Inter, j'ai entendu Jean-Baptiste Del Amo (lauréat du Livre Inter) dire que les livres n'étaient pas faits pour cajoler les lecteurs, et cela m'a forcément ramenée à Siegfried Lenz et à sa leçon d'allemand, qui est une leçon d'histoire et de vie !

     

  • Deutschstunde, de Siegfried LENZ

     

    De Siegfried Lenz, je n'avais lu jusqu'à il y a peu que deux romans : Der Verlust et Schweigeminute. Je n'avais encore jamais osé m'attaquer au monument qu'est Deutschstunde ! Monument parce que cette leçon d'allemand est devenue, outre-Rhin, une lecture-culte. Régulièrement, lorsque je voyais ce roman dans une librairie, des accès de mauvaise conscience me taraudaient, je me disais que je me devais, en tant que prof d'allemand, de connaître le contenu de ce livre autrement que par ouï-dire ! Courant mai, je suis allée à Trèves et j'ai revu le pavé en question. Cette fois, allez savoir pourquoi, c'était la bonne ! J'achetai Deutschstunde et m'empressai de me plonger dans cette lecture dont je savais d'avance qu'elle risquait de durer un peu. 573 pages, tout de même ! Dès le début, une ambiance m'a tirée par la manche, et un goût de revenez-y ! Dès que je le pouvais, je m'enfermais seule avec mon bouquin et m'enivrais de son atmosphère si particulière. Cela a duré treize jours, en tout et pour tout. Mais les impressions vont demeurer une vie entière, j'en suis d'ores et déjà certaine.

    Que nous raconte cette Deutschstunde ? Le narrateur, Siggi, un jeune homme de vingt ans, est placé dans une maison de redressement. Un jour, il doit écrire une rédaction sur les joies du devoir. Il rend copie blanche. Ce n'est pas que le sujet ne l'inspire pas, bien au contraire. Il aurait trop à en dire, justement, et ne peut se résoudre à livrer un condensé de sa pensée. Il lui faudrait des cahiers entiers pour expliquer avec justesse quelles profondeurs ce thème vient remuer en lui. On lui accorde le droit de rédiger son devoir dans sa cellule. Et le voilà qui se met à noircir des pages et des pages. Il évoque essentiellement son père, un fanatique du devoir : ayant reçu de Berlin l'ordre d'interdire au peintre Max Ludwig Nansen de continuer à exercer son art et son métier, il va employer toute sa scrupuleuse énergie à faire observer cette consigne par l'intéressé. On sent, bien sûr, en arrière-plan, toute la sombre mécanique nazie, et pourtant, le nom d'Hitler n'apparaît jamais sous la plume de Lenz. Il est question une fois du Führer, et c'est tout. La guerre est là, en toile de fond, mais elle n'est pas décrite par le menu. Bref, l'action pourrait très bien se dérouler dans un autre pays, sous d'autres cieux, en d'autres temps. C'est ce qui rend le propos universel et peut-être encore plus glaçant. À partir du moment où le brigadier de Rugbüll reçoit l'ordre de surveiller le peintre qui, soit dit en passant, lui sauva autrefois la vie, il en fait une sacro-sainte mission, une affaire personnelle à laquelle il se voue entièrement. Que cette tâche soit absurde et vienne porter atteinte à une longue amitié ne l'effleure à aucun moment : Befehl ist Befehl (un ordre est un ordre). Le jeune Siggi regarde tout cela en silence, mais l'attitude de son père ne laisse pas de l'interpeller, et l'on sent que l'obsession demeurera, profonde séquelle, toute sa vie durant.

    Le livre pose de nombreuses questions et sa grande force est de les laisser sans réponse, à la libre appréciation du lecteur. À chacun de se forger son point de vue. Ou de reconnaître que tout cela le dépasse. Qui sont les êtres qui nous sont proches ? Dans un système dictatorial, n'est-il pas plus prudent de ne pas chercher à contourner les ordres ? Les parents de Siggi poussent le zèle à l'extrême, mais, selon eux, ils ne font qu'appliquer les règles. On s'indigne évidemment de l'attitude qu'ils vont avoir à l'égard de leur fils Klaas qui, lui, préférera se mutiler pour échapper à ses devoirs de soldat. La plupart du temps, c'est avec horreur que l'on regarde les parents de Siggi. On a tendance, comme leur fils, à ne voir le père qu'à travers sa fonction de brigadier (à de nombreuses reprises, c'est ainsi qu'il est nommé dans le livre - Polizeiposten Rugbüll) ou qu'à travers son arme (le pistolet, autre façon de le nommer). Pourquoi certains individus laissent leur âme se dissoudre dans les fonctions qu'ils occupent ? Qu'est-ce que le devoir ? Où commence-t-il ? Où devrait-il s'arrêter ?

    Si le récit n'est pas profondément enraciné dans la période historique qu'il évoque, il est, en revanche, très ancré dans un paysage : celui de l'Allemagne du Nord, que je connais assez mal (j'ai traversé une fois la région de Hambourg, sans m'arrêter, ma route me menait sur l'île de Rügen et j'étais pressée d'y arriver, et je suis allée une fois à Lübeck). Je connais assez mal ce coin, disais-je, et pourtant, maintenant que j'ai refermé le livre de Siegfried Lenz, j'ai l'impression d'avoir arpenté de long en large ces territoires immenses, tant la description qui en est faite dans Deutschstunde est précise et ciselée. Le vent est presque un personnage du livre, on l'entend souffler à bien des reprises, rendant l'atmosphère encore plus chaotique. L'eau est un élément important aussi, charriant quantité de symboles : le liquide originel qui nous a rejetés, les remous de l'histoire, celle qui s'écrit avec un grand « H », et la nôtre qui s'emboîte en elle et en devient parfois le jouet. Deutschstunde est un roman très allemand qui aborde avec finesse la question de la culpabilité. Paru en 1968, à une époque où les jeunes générations demandaient des comptes aux anciens et n'obtenaient que rarement des réponses satisfaisantes, ce livre a su apporter, sur une période noire du passé, un éclairage douloureux, mais nécessaire.

     

    Siggi, le narrateur, affirme à un moment que le temps ne panse pas les blessures. Comment, en lisant ces mots, ne pas avoir en tête les plaies d'un pays entier ? Et comment, en lisant ce livre, ne pas se dire qu'il suffirait de pas grand-chose pour que le monde bascule à nouveau dans l'horreur ?

     

  • Coquelicot, Klatschmohn, papavero, poppy !

    « Il y a autant de visions du monde, autant de mondes, que de langues », écrivait Hector Bianciotti, un écrivain que j'aime particulièrement et dont il faudra que je parle ici un jour ! Je viens de relire cette phrase, tirée de son livre Comme la trace de l'oiseau dans l'air, dans un des nombreux petits carnets où je note, au fil de mes lectures, les mots attrapés çà et là et dont j'ai envie de faire de durables compagnons. Coïncidence amusante : j'ai redécouvert la citation de Bianciotti ce matin, alors même que je me demandais pourquoi il me fallait toujours, ou presque, traduire ! Je m'explique : ce matin, je pensais au mot « coquelicot », que je trouve très beau. Immédiatement après, je me suis dit que son équivalent allemand était merveilleux, lui aussi : « Klatschmohn ». Soudain, je me suis rendu compte que j'avais oublié le mot italien. Vite, un dictionnaire, recherche compulsive parce que je m'aperçois, presque affolée, qu'il manque comme une mélodie à mon univers. « Papavero », mais oui, c'est vrai ! Mince, je ne sais pas dire « coquelicot » en anglais ! Même recherche fiévreuse ! « Poppy », deux syllabes qui semblent s'envoler joyeusement et évoquent la légèreté soyeuse de ladite fleur. Je reviens au terme allemand. J'ai lu quelque part que l'on pouvait également dire « Klatschrose » pour « Klatschmohn ». Quand on sait que « klatschen » signifie « fouetter », on voit très bien l'image. Une rose fouettée, battue par les vents ou toutes sortes d'intempéries, quelle puissance poétique ! L'allemand reste ma langue de prédilection. J'en ai fait ma terre d'élection, pour ainsi dire, une deuxième langue maternelle. On connaît les douceurs qu'évoque l'adjectif « maternel ». Une mère berce et console, emmitoufle de soleil. Voilà, à peu près, quelles vertus l'allemand a pour moi. C'est la langue nourricière. Qu'elle soit régulièrement maltraitée, fouettée, tel un fragile coquelicot, par des jugements à l'emporte-pièce qui ne prendront jamais le temps d'écouter ce qu'elle aurait à leur dire pour les tordre, la rend encore plus précieuse à mes yeux ! C'est mon petit coquelicot à moi, ma rose martyrisée...