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  • La sonate à Kreutzer

     

    Dans le compartiment d'un train qui parcourt des paysages dont on ne saura rien, des voyageurs se font face. Il y a là une « dame laide et sans jeunesse », un avocat, un homme aux cheveux blancs et le narrateur. La conversation roule sur divers sujets : l'amour, les femmes, le mariage et … le nombre croissant de divorces ! L'homme aux cheveux blancs tient des propos plus que dérangeants sur tous ces thèmes. Selon lui, l'amour n'existe pas, il soutient que seule peut naître entre deux êtres une attirance physique, tout au plus, éphémère de surcroît. Il exaspère ses interlocuteurs. Il finit par dire son nom, Pozdnychev, précisant que ce dernier est attaché à une sordide histoire de meurtre. Voilà quelqu'un qui a assassiné sa femme et ne s'en cache pas. Son aveu fait fuir la dame et l'avocat. Le narrateur reste dans le wagon et Pozdnychev lui raconte par le menu ce qui l'a conduit à supprimer son épouse. Il se lance dans une espèce de chronique de la haine ordinaire, celle qui parfois enchaîne l'un à l'autre deux individus vivant sous le même toit. Après avoir fait rapidement le tour des plaisirs sensuels que sa femme pouvait lui offrir, Pozdnychev se met peu à peu à ne plus voir en elle que tout ce qui peut provoquer son dégoût. La réciproque semble vraie. Les deux époux se détestent. Ce n'est pas comme dans la chanson de Brel où les amants usés se perforent en silence. Ces deux-là, Pozdnychev et sa femme, se trouent l'un l'autre à grand bruit, dans des cris de colère, se jetant des regards emplis de haine. De temps en temps, une réconciliation se fait jour, une trêve des hostilités. Mais le ciment de leur relation s'est effrité. A-t-il seulement existé un jour ? Pozdnychev devient jaloux alors même que l'amour est mort en lui. Il présente à sa femme un certain Troukhatchevski, musicien de son état. Il joue du violon, elle pratique le piano. Les voilà régulièrement réunis autour d'une partition. Et Pozdnychev de les imaginer en pleine communion, visités par l'extase, liés l'un à l'autre par le mystère de la musique. Il en devient intérieurement fou de rage. Pourtant, plus il sent le courroux monter en lui, plus il se montre charmant avec Troukhatchevski, comme s'il cherchait à se racheter auprès de lui des sombres pressentiments qui le traversent. L'issue ne peut qu'être fatale. Et elle le sera, on l'apprend dès les premières pages du récit.

     

    On ne saura rien, disais-je, des paysages que parcourt ce train où se disent des drames, des remords et une profonde misère. Ce qui se présente à nous ici, par le génie de Tolstoï, c'est le paysage d'une âme humaine et la description détaillée des remous qui firent d'elle une captive. On plonge dans les arcanes de la folie et la noirceur d'un être enchaîné à ses démons. Une fois de plus, c'est du grand art, on ouvre le livre et on ne peut plus s'en séparer, un irrésistible aimant nous cloue à lui. On envoie tout valser, tant pis pour le ménage et la vaisselle, on a bien mieux à faire !

     

  • Richard Bohringer au Livre à Metz

     

    Il nous revient comme un miracle tremblotant qui aurait traversé mille tempêtes, encore fragile sur ses guibolles. Il arrive dans l'église Saint-Pierre-aux-Nonnains, et c'est le ciel tout entier qui nous fait l'honneur d'une visite.

    Ce miracle, c'est Richard Bohringer. Il s'émerveille d'être encore là. Il nous raconte que dans le TGV qui l'a mené de Paris à Metz, il était en extase devant les collines lorraines. « Je ne pensais pas revoir le printemps », nous dit-il. Il revient de très loin, il a même cru qu'il ne reviendrait pas.

    Avec fougue, il nous raconte, entre autres, son amour de la musique. Il nous explique que quand il était enfant, il dirigeait la Cinquième Symphonie de Beethoven, tout seul dans le lavabo de sa salle de bain, à Deuil-la-Barre. « Depuis, d'autres ont repris l'affaire », dit-il, et le public éclate de rire. Il nous parle ensuite de ses premiers pas en écriture, des admirations qui le portent depuis des décennies : Antoine Blondin, Jack London, Blaise Cendrars. Ces écrivains-là lui donnent des leçons de modestie. Impossible de se prendre au sérieux quand on les a lus, dit-il, impossible de penser que l'on va révolutionner la face du monde avec ce que l'on fera jaillir de sa plume...

    Bohringer nous parle aussi de l'Afrique, et soudain des visions le submergent. Le Mali, le marché de Bamako, le fleuve Sénégal, le Sahel, la générosité de ceux qui n'ont presque rien et le donnent à autrui. Il espère retourner là-bas un jour, l'Afrique a réussi à elle seule à assouvir son besoin démentiel d'aller « voir derrière l'horizon ». Aux dîners coincés entre gens de lettres ou de cinéma, il préfère les vraies rencontres, celles qui allument des étincelles dans vos yeux et vous portent bien plus loin que là où elles vous ont trouvé. Il n'a aucune affection pour les collets montés, les snobinards au nez pincé. Lui, ce qu'il aime, c'est le cul du camion, traîner là où ça sent le cambouis.

    Quelque chose de gigantesque vient de se produire en cette très vieille église messine qui nous accueille : Bohringer vient d'offrir un bol d'air à nos âmes.

    À la fin, j'échange quelques mots avec ma voisine, qui m'a tout de suite semblé sympathique. Nous nous dirigeons ensemble vers la sortie, puis nous nous arrêtons comme pour mieux capter les mots qui nous viennent. Nous échangeons nos numéros de téléphone, nous nous promettons de nous revoir. Dans la belle nudité de Saint-Pierre-aux-Nonnains, une rencontre vient de succéder à une rencontre, et je me sens pousser des ailes...

     

  • La mort d'Ivan Ilitch

    Ivan Ilitch est un homme comme tant d'autres : de vaines ambitions l'ont aveuglé tout au long de sa vie, le menant par le bout du nez, et se révélant, au premier coup d'aiguille, gonflées de vacuité, se dispersant dans les airs comme tristes ballons de baudruche. Cerise pourrie sur le gâteau : son mariage raté, qui ne tient qu'à la faveur de petits arrangements de façade. Une femme qui ne nourrit plus que de la haine à l'égard de son époux, et ne s'en cache pas. Un appartement conquis de haute lutte, sombre contrefaçon du luxe qui coule en rivière chez les riches (« En réalité, son appartement était semblable à ceux de tous les gens qui ne sont pas très riches et qui s'efforcent de ressembler aux riches, mais ne parviennent qu'à se ressembler entre eux »). Ivan Ilitch aura passé sa vie à tenter de sauver les apparences et les meubles, et n'aura fait, au bout du compte, que se disperser à côté de l'essentiel. Tandis qu'il agonise, les mensonges dont il s'est nourri des années durant le rattrapent, lui sautant au visage comme des chiens enragés. Un autre mensonge le frappe : celui que son entourage s'obstine à tisser autour de sa maladie. On veut lui faire croire qu'une guérison est possible, alors qu'on le sait condamné depuis les premiers assauts du mal.

    Ivan Ilitch se retrouve alors nu et désarmé. Seul le paysan Guérassime lui témoigne un peu d'affection et de compassion. Les autres lui font comprendre qu'il contrarie leurs plans en n'en finissant pas de mourir et qu'il serait d'assez bon ton qu'il débarrasse rapidement le plancher. Le voilà seul, livré à un sordide tête-à-tête avec elle, la douleur tellement présente et puissante qu'il finit par l'apercevoir « distinctement qui le regarde par-dessus les fleurs ». Elle et lui ne font bientôt plus qu'un. Pourtant, jusqu'au bout, Ivan Ilitch espère une miraculeuse guérison. « Vivre ! Je veux vivre ! », se dit-il encore peu de temps avant de passer de vie à trépas, et ces mots nous entrent dans l'âme comme un écho déchirant.

    Je continue à explorer le vertigineux univers de Tolstoï, et je ne cesse de m'émerveiller devant le génie de cet écrivain dont les récits, comme le dit si bien Gilles Lapouge, semblent « n'avoir été écrits par personne ». Un mystérieux narrateur omniscient, plongeant au cœur des ténèbres ou des palpitations de chaque personnage, fait du lecteur son complice, lui offrant comme par miracle l'omniscience à lui aussi...