Le vrai lieu, d'Annie Ernaux
Le vrai lieu, pour Annie Ernaux, c'est celui de l'écriture. Ce n'est pas un espace à proprement parler, et pourtant il contient tous les autres, il s'en fait le dépositaire au fil des pages qui s'écrivent. Dans son très beau livre d'entretiens avec Michelle Porte, l'auteure nous dévoile un peu de son intimité. Elle parle des endroits qu'elle aime, de sa maison située à Cergy, une ville en perpétuelle construction, jamais définitive, écrit-elle. Elle raconte son enfance, son milieu social et l'espèce de trahison commise à l'égard des siens lorsqu'elle s'est élevée au-dessus de sa condition. Au fond, ce qui taraude Annie Ernaux, c'est l'idée de la séparation. Celui qui, issu d'une famille modeste, se lance dans des études, devient un autre et s'abstrait de ses origines, tout en continuant à en être imprégné. Mais aux yeux de ceux qu'il a laissés derrière lui, la césure est nette et irréparable. Comment guérit-on de cette blessure qu'on a infligée à d'autres, tout simplement parce qu'on n'avait pas le choix ? Les livres d'Annie Ernaux évoquent merveilleusement bien cette idée de rupture, et l'on retrouve ce thème ici. Récurrent, déchirant parce qu'insoluble. Il est également question du temps qui passe, des années engrangées et de ce que l'on en fait. Pour Annie Ernaux, il n'y a qu'une voie possible : en faire de l'écrit. « Parce que, au fond, dit-elle, tant que je n'ai pas écrit sur quelque chose, ça n'existe pas ». Elle cite Proust, pour qui « la seule vie réellement vécue, c'est la littérature ».
On trouvera dans ces cent huit pages le reflet d'une femme qui se définit comme quelqu'un qui écrit, et non, justement, comme une femme qui écrit. Plus de distinction de sexe face à la page. De même, tout temps est aboli quand Annie Ernaux écrit. Elle pose sa montre dans un coin et n'est plus dans le « temps des horloges ». Elle est ailleurs, dans son vrai lieu. Et cela donne des livres d'où s'échappe une voix singulière qui aborde des thèmes peu conventionnels, véritables pavés dans la mare. Parce que c'était ce qui devait s'écrire. Annie Ernaux nous dit ici qu'en somme, toute écriture tourne autour d'un ou plusieurs secrets. « On y entre, ou jamais », ajoute-t-elle. En tant que lecteur, on en prend ou on en laisse, c'est selon le bon vouloir de chacun, selon son histoire, selon ses propres problématiques. D'aucuns émettent l'idée, à propos d'Ernaux, d'une psychanalyse qui s'effectuerait par le biais de l'écriture. Elle voit quelque chose de plus complexe dans le processus. Une élaboration, une construction. Et un partage avec le lecteur.
On prend plaisir à lire ces pages nées d'entretiens réalisés pour la télévision. L'oralité permet parfois de faire jaillir « une vérité de façon brutale ». Et de mettre des mots forts, parce que spontanés, sur un état de fait ou un événement. Bref, un beau moment de lecture, qui entraîne dans de nombreuses directions, pour toujours revenir à un élément central de la vie d'Annie Ernaux : l'écriture comme seul moyen de vivre...