Tchekhov, écrivain de la perte...
Je ne connais pas bien Tchekhov, mais il me semble, après avoir lu coup sur coup deux de ses récits (La steppe et Jour de fête), puis une de ses pièces de théâtre (La Cerisaie), qu'il est l'écrivain des pertes irrémédiables, des choses qui se détricotent pour ainsi dire à notre insu. Tout cela sans jamais forcer le trait, avec une élégance infinie, sur fond pastel. S'il avait été peintre, Tchekhov aurait sans doute été impressionniste.
La steppe est le récit de la perte de l'enfance. Iégorouchka, un garçon d'une dizaine d'années, est arraché à son milieu familial parce qu'il doit aller « s'instruire » de l'autre côté de la steppe. L'étendue immense qu'il traverse en compagnie de différents personnages met tous ses sens en alerte. Un jour, il croit entendre l'herbe chanter. Un autre jour, il voit un ouragan se déchaîner au loin et soulever de la poussière et de la paille dans les airs. Un soir, face à l'immensité du ciel, il est pris de panique, ramené à sa solitude et à l'infime place qu'il occupe dans l'univers. Et l'on se sent, à la lecture de ce passage, le frère ou la sœur d'Iégorouchka, lui si proche de nos peurs, de nos blessures et de nos nostalgies. Au terme du voyage, le garçon ne sera plus le même. La steppe aura avalé un pan de sa vie et les derniers lambeaux de son enfance.
Jour de fête porte un titre trompeur. Olga et son mari donnent une réception chez eux. On a mis les petits plats dans les grands, et les plus subtiles conversations dans toutes les bouches. Olga étouffe au milieu de ces convenances. Elle quitte soudain l'assemblée pour se retirer dans le parc qui entoure la maison. Là, elle surprend une discussion un peu frivole entre son mari et une autre femme. Peu à peu lui vient comme une nausée, tous les travers de son mari lui sautent aux yeux. Il est donc, une fois de plus, question d'une perte : celle des illusions et de la joie.
Enfin, La Cerisaie, pièce en quatre actes, raconte le retour d'une femme, madame Raniévski, et de ses deux filles, dans la maison familiale. Madame Raniévski a dilapidé sa fortune. La voilà ruinée. Il ne lui reste plus qu'à vendre la cerisaie, ce lieu qui renferme une partie de sa vie.
Voilà des thèmes graves, pour ne pas dire pesants. Pourtant, Tchekhov les aborde sans lourdeur. Au contraire : sa plume a la grâce d'un vol de papillon. On referme le livre avec le sentiment d'une amputation qui s'est faite presque en douceur. Mais de façon irréversible.