L'Afrique, le continent d'où l'on ne revient jamais tout à fait...
Durant plusieurs semaines, j'ai vécu en Afrique, au pied du Ngong. J'ai traversé un bout de mon confinement en terre inconnue. J'ai attendu des pluies qui ne se décidaient pas à venir, j'ai redouté l'assaut de sauterelles envahisseuses, j'ai tremblé pour des plantations de café vouées à l'échec. J'étais tellement dépaysée en mon propre jardin que je n'aurais pas été étonnée d'y voir surgir un lion, une antilope ou une girafe ! C'est curieux, quand même, cette faculté qu'ont certains décors de livre à se superposer à ceux qui nous sont familiers, si bien qu'on ne sait plus lesquels sont réellement nos territoires quotidiens ! Ici, il faut saluer toute la puissance évocatrice de l'écriture de Karen Blixen. Car je parle, vous l'aurez sans doute deviné, de La ferme africaine, ce livre dont l'incipit est à lui seul un voyage : « J'ai possédé une ferme en Afrique au pied du Ngong. La ligne de l'Équateur passait dans les montagnes à vingt-cinq milles au Nord ; mais nous étions à deux mille mètres d'altitude. Au milieu de la journée nous avions l'impression d'être tout près du soleil, alors que les après-midi et les soirées étaient frais et les nuits froides ».
Karen Blixen a le don de faire jaillir devant les yeux du lecteur les paysages qu'elle décrit. On fait bien plus que les imaginer : on finit par les porter en soi. Tout est finement détaillé : les ambiances, les odeurs, les couleurs, les arrondis du panorama, le vent quand il souffle, le brouillard quand il englue les hommes dans son intenable épaisseur, la chaleur quand elle les écrase.
On croise également la route d'une nombreuse foule, et tous ces êtres disparus depuis bien longtemps revivent sous la plume de Karen Blixen. Les voilà parés d'un peu d'éternité. Je pense à Farah, à Kinanjui, à Esa, à Denys Finch Hatton, et à tant d'autres dont l'âme repose entre ces pages.
Malheureusement, la ferme dont il est question tout au long du livre est condamnée à la déconfiture. Ruinée et désespérée, Karen Blixen doit l'abandonner, et quitter également l'Afrique. C'est plus qu'un continent qu'elle laisse derrière elle : c'est un paradis perdu. Une source à laquelle il ne sera plus possible de s'abreuver que par le souvenir...