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  • Les années faciles, Julien GREEN

    "Instant délicieux, ne t'en va pas, tu es beau parce que tu meurs et que rien dans la suite des temps ne pourra prendre ta place, être absolument comme toi". Julien GREEN

     

    Du jour où je découvris Julien Green, je sus que cet écrivain compterait durablement pour moi. Lorsque j'étais adolescente, la bibliothèque parentale m'était ouverte à volonté comme buffet en pays de cocagne, et je tombai sur un de ses livres qui me sembla d'emblée étrange : Le visionnaire. D'abord, il y avait cette couverture représentant un visage taillé à la serpe :

    Le visionnaire.jpg

     

    Les traits du jeune homme me semblaient graves, presque inquiétants. Derrière lui, des broussailles ; reflets, sans doute, de celles qui l'accaparaient intérieurement. Ensuite, il y avait le titre, on ne peut plus mystérieux. Je ne sais même pas si je connaissais alors la définition du mot « visionnaire ». Je me plongeai dans les abîmes de ce roman et n'en sortis pas tout à fait indemne. Une fois refermé le livre, le mystère n'était pas entièrement levé. Je fus totalement secouée par cette lecture. Plus tard, je lus Adrienne Mesurat, Chaque homme dans sa nuit, L'autre sommeil. Puis, assez récemment, je découvris le Journal de Green. Et m'y trouvai comme en territoire connu. Là encore, je sus immédiatement que cette lecture m'accompagnerait durablement. Aubaine absolue : les volumes du Journal sont légion ! On peut les lire méthodiquement, en respectant la chronologie, mais on peut aussi choisir une découverte plus anarchique, à l'instinct. Dernièrement, j'ai lu Les années faciles (après avoir lu d'autres volumes plus tardifs). C'est un journal qui couvre les années 1926 à 1934. Dès les premières pages, on est saisi par l'acuité des réflexions du jeune écrivain. Alors qu'il est dans ce qu'on appelle la fleur de l'âge, il sent déjà l'éphémère de toute chose, la fugacité du bonheur, les possibles drames. On avance à ses côtés au fil des jours, des mois, des années. On se balade avec lui dans des musées, au théâtre, dans Paris, en Allemagne, aux États-Unis. Et quelque chose d'infiniment doux et subtil nous rend cet homme proche de nous. Parce qu'il ne triche jamais, parce qu'il s'avoue facilement vaincu par les tourments qui l'assaillent, on ne peut que se reconnaître en lui. D'aucuns trouveront peut-être désuètes ou dépourvues d'attraits ses interrogations mystiques. Moi, elles m'ont bouleversée. Je trouve que c'est beau, un homme qui hésite, choisit une direction, puis une autre. Un homme qui se bat contre les faiblesses de la chair. Je crois qu'il n'existe plus beaucoup d'écrivains qui se posent ce genre de questions, alors qu'elles me semblent tout aussi fondamentales que bien d'autres qui occupent actuellement le devant de la scène. Green ne me paraît jamais d'un autre temps. C'est le grand consolateur, c'est l'ami qui comprend nos peines et les soulage. On ne parvient plus à écrire alors que c'est ce qui nous tient debout ? Qu'on lise donc Green ! Il fait du bien parce qu'il couche sur le papier les affres qu'il traverse quand l'écriture ne se donne pas. On ne sait plus si l'on a la foi ? Qu'on lise donc Green ! On se demande, comme dans la chanson, si c'est utile et puis surtout si ça vaut le coup de vivre sa vie ? Qu'on lise donc Green ! On verra que lui aussi arpenta plus d'une fois des tunnels noirs et que son amour de la vie n'en fut pas écorné pour autant.

    Le Journal de Green, c'est tout cela, et plus encore. C'est le tableau d'une époque révolue, ce sont des déambulations et des conversations avec de grands artistes du vingtième siècle, ce sont des inquiétudes qui montent à l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Green fut un homme de son temps et un portraitiste hors pair. Il est, selon moi, toujours très actuel, et c'est bien dommage qu'il soit déjà presque tombé dans l'oubli.

  • Le Désert des Tartares

    Lorsque Giovanni Drogo, qui a choisi la carrière des armes, se voit nommé au fort Bastiani, en plein milieu du Désert des Tartares, il pense qu'il n'y restera pas longtemps. Il espère y passer quatre mois tout au plus. Dès le début, l'atmosphère qui règne là l'étouffe et l'oppresse. Il n'a qu'un désir : fuir à toutes jambes. Pourtant, lors d'une première visite médicale censée pouvoir lui permettre d'obtenir une mutation, Drogo refuse de partir. Sans le savoir, il est déjà prisonnier, piégé par ce que Buzzati appelle la « torpeur des habitudes » et « l'amour domestique pour les murs quotidiens ». Il est enfermé dans l'espoir d'hypothétiques batailles contre d'éventuels ennemis venus du Nord, persuadé que quelque chose de grand viendra forcément, ici même, transformer son destin. Le temps passe, rien ne se passe. Un jour, au cours d'une permission, Drogo revoit sa mère et un amour de jeunesse, mais un abîme d'incommunicabilité le sépare désormais de ces deux fantômes du passé. Dépité, il s'en retourne au fort Bastiani et ne le quittera plus. Jusqu'au bout, il espérera que le Désert des Tartares s'animera et deviendra le théâtre d'un combat qui, lui octroyant la gloire, rachètera du même coup l'ennui de sa vie entière.

    Le roman de Buzzati est terrible parce qu'il fournit des réponses impitoyables aux questions qu'il pose : vivre, n'est-ce pas toujours manquer sa cible de peu ? N'est-ce pas pourchasser des ombres, étreindre des chimères ? N'est-ce pas se tromper de lieu, se tromper de destinée, souffrir jusqu'à la fin d'un sentiment d'incomplétude ? N'est-ce pas s'attacher à l'enfer, s'engoncer en dépit du bon sens dans des habitudes ronronnantes qui n'ont qu'un seul mérite, celui d'offrir un sol stable et rassurant à nos pas ?

    Tout cela me ramène à Thiéfaine (parce que tout me ramène à Thiéfaine, immanquablement) et à son constat sans appel : « J'ai broyé mon propre horizon ». L'œuvre de Dino Buzzati, magnifique, désespérée, ne raconte pas autre chose. Elle dit que l'homme n'a pas son pareil pour se construire ses propres enfermements et aveuglements, elle dit le temps qui passe comme une bourrasque sur une multitude d'occasions manquées, elle nous dit que nos quêtes sont vaines et notre condition labyrinthique, dépourvue de toute issue de secours. Rien de très gai, j'en conviens. Pourtant, il me semble que l'on peut également interpréter les livres de Buzzati comme autant de célébrations du courage humain : jeté au cœur du chaos, et malgré tous les vents contraires qui entravent sa marche, l'homme continue presque toujours à espérer. N'est-ce pas là sa grandeur, sa folie et sa force ?