Mémoires d'outre-tombe
Connaissez-vous ce plaisir : on ouvre un livre et, dès les premières lignes, on sent qu'il a quelque chose de puissant à nous dire, qu'il est fait pour nous, qu'une part de nous l'attendait depuis très longtemps ? Cela m'est arrivé plus d'une fois dans ma vie de lectrice, et l'on aurait tort de croire que dans ce domaine, une longue expérience empêche le renouvellement ! C'est tout le contraire, me semble-t-il : à mesure que les années défilent, l'œil s'aiguise davantage et est plus à même de percevoir rapidement ce qui nourrira intérieurement son homme. Trêve de bavardages, j'en viens à mon sujet : Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand. Lorsque j'étais adolescente, je pris l'habitude de tenir des petits carnets dans lesquels je recopiais scrupuleusement des passages entiers de livres. Cela m'occupait parfois pendant des heures. Vers l'âge de quinze ans, je fis l'acquisition d'un dictionnaire de citations. On y trouvait foison de belles phrases, classées par auteurs. Je m'en régalais. Chateaubriand faisait partie des écrivains dont les mots recevaient de ma part le plus d'accolades. Ces mots finissaient presque systématiquement dans un desdits carnets. Plus tard, je lus René et Atala. Sans en tirer la joie escomptée, il faut bien l'avouer. Plus tard encore, j'entendis souvent parler des Mémoires d'outre-tombe, mais je n'osais pas m'approcher de ce monument. Pour tout dire, il m'intimidait. Et puis voilà qu'en juin 2017, je trouvai une partie de ces Mémoires dans le bac « Servez-vous » d'une médiathèque. J'emportai l'ouvrage. Et le laissai dormir durant un an et demi dans une de mes bibliothèques. Il y a quelques jours, cherchant un livre à commencer, j'ouvris Mémoires d'outre-tombe. Et je fus littéralement happée. Quelques pages suffirent à me faire saisir l'ampleur du phénomène qui venait à moi : ce bonheur qu'il y a à s'immerger totalement dans une œuvre, à en être comme badigeonné, à la porter en soi alors même qu'on vient de la quitter, à sentir qu'elle, elle ne nous quitte pas. Qu'il y a désormais entre elle et nous un lien profond, étrange tissage dont on ne saurait dire de quoi il est fait précisément. Phrases qui font sens en nous dès la première lecture et réveillent des immensités. Assemblages de mots dont la perfection nous porte au plus haut degré de nous-même.
Qu'est-ce qui me bouleverse tant chez Chateaubriand ? La langue tout d'abord : simple, élégante, raffinée. À mi-chemin entre l'emphase et le dépouillement. C'est en tout cas comme ça qu'elle m'apparaît. Ensuite, cette mélancolie poignante, si proche selon moi de celle de Lamartine. Chateaubriand aurait pu écrire lui aussi « Je ne veux pas d'un monde où tout change, où tout passe ». L'écriture comme une manière de lutter contre le mouvement perpétuel qui amène également un vide perpétuel, ou plutôt un « remplissage » chaque jour différent, propre à nous faire sentir sans cesse notre fragilité.
Autre force encore de ces Mémoires : les descriptions de certains paysages bretons, cette faculté qu'a la plume d'en suggérer tour à tour la rudesse, la douceur, la magie. Les tourments de l'auteur semblent l'écho des tempêtes qui affligent régulièrement la mer. On sent qu'il y a adéquation absolue entre l'écrivain et sa contrée natale. Il en porte les brumes, les bourrasques et le génie !
Une frustration tout de même : dans le bac « Servez-vous », il n'y avait que les livres I à III des Mémoires d'outre-tombe, et il ne me reste plus que quelques pages à lire. Que faire, sachant que je n'en possède pas la suite ? Foncer l'acheter aujourd'hui encore, sans doute !