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  • Où il est question d'iris et de Francis Scott Fitzgerald...

    Toute fleur qui étincelle dans le soleil contient déjà sa flétrissure, celle dont elle mourra. Ces départs sans tambour ni trompette me bouleversent. Fragiles coquelicots qu'une bourrasque emporte, roses dont la splendeur s'éteint à peine éclose. Dans le village où j'habite, j'ai noté, la semaine dernière, la présence de somptueux iris mauves. Dans le chaud soleil de mai, ils semblaient presque rire. Le hasard d'une promenade m'a conduite de nouveau près d'eux aujourd'hui, et ils avaient déjà bruni, perdu de leur éclat. Cela ne me les a pas rendus moins dignes d'intérêt. Au contraire. J'ai toujours aimé les visages burinés, plutôt que les lisses, les rides plutôt que les surfaces planes. Les sillons de guingois, tout ce qui dit la fragilité qui se bat contre l'adversité. Je ne sais par quel étrange détour la meurtrissure de ces iris m'a ramenée à une découverte que je viens de faire : celle de l'œuvre de Francis Scott Fitzgerald. Jusqu'à présent, je m'étais surtout penchée sur la vie de cet écrivain. Je me laissais bercer par le chant contenu dans le titre Tendre est la nuit, mais je n'avais jamais cherché à aller voir plus loin. J'avais lu La fêlure à 26 ans, mais je crois que je n'avais pas assez vécu pour en saisir l'essentiel, à savoir ce message terrible qui nous est délivré dès la première ligne : « De toute évidence, vivre c'est s'effondrer progressivement ». Ou encore (cela dépend des traductions) : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition ».

    Peut-être faut-il avoir atteint la quarantaine pour comprendre dans sa propre chair ce que ces mots veulent dire ? Je n'en sais rien. En tout cas, ayant relu La fêlure le week-end dernier, j'ai senti une bien mystérieuse proximité entre ce texte et moi. Cette impression que tout se craquelle au fil du temps, comment ne pas la ressentir passés quelques deuils et un certain nombre de désillusions, y compris (et peut-être surtout) celles que l'on s'est infligées à soi-même ? Immédiatement après, j'ai lu Veiller, dormir. Tout insomniaque se reconnaîtra dans ces pages et ne sera nullement étonné que l'on puisse déclarer un seul moustique plus dangereux qu'un essaim entier et que l'on puisse en faire l'ennemi privé numéro un, celui qu'il convient d'abattre de toute urgence, sous peine de folie galopante.

    Dimanche, j'ai commencé Tendre est la nuit. Les premières pages nous présentent des êtres resplendissants, que la fleur de l'âge rendrait presque arrogants. Bronzés, insaisissables, débordants de vie. Très vite, pourtant, on devine, en chacun, une fêlure. On sent que des destins se tissent inexorablement et que vont être franchies des rives d'où l'on ne revient jamais. Le vécu de chaque personnage se colore progressivement de tragique, comme si toute existence ne devait jamais aboutir qu'au fracas. Un peu comme celle, éphémère, de ces iris qui portent en eux, à peine éclos, une blessure programmée.

    Pourquoi Fitzgerald me bouleverse-t-il autant ? Je ne parviens pas à me le formuler clairement. Sans doute parce que ce n'est pas nécessaire. Sans doute parce que les grandes rencontres se font dans une intimité silencieuse, celle qui signe les plus belles connivences, les accords tacites qui se situent peut-être dans la région de l'âme. J'aime qu'un des personnages de Tendre est la nuit, ayant quitté sa maîtresse pour quelques heures, se promène seul dans Paris, en compagnie de l'amour qu'il a dans le cœur. J'aime que Rosemary, l'objet de cet amour, se dise que le vrai bonheur, c'est finalement celui du calme plat, pas celui qui a déjà été vécu en grande pompe, ni celui à venir, mais simplement ce silence entre deux étincelles, ce répit entre deux montagnes russes. Avec Fitzgerald, on a l'impression de pénétrer au cœur de chaque être. De vaciller en même temps que lui dans sa solitude et de se heurter en même temps que lui à sa fêlure, qui n'est sans doute, à quelques variantes près, que la nôtre.