Ailleurs, de Richard RUSSO
Ailleurs, de Richard Russo, c'est une écriture au souffle coupé, haletante, en proie à de brusques accélérations. Un rythme tendu, dicté par les événements extérieurs. Et l'événement majeur dans ce que dépeint Richard Russo ici, c'est sa mère ! C'est elle qui impose sa cadence à son fils et au récit qu'il livre. Elle ne s'en rend pas forcément compte. Elle est atteinte de toutes sortes de troubles obsessionnels compulsifs, mais à l'époque (les années 1950), on n'emploie pas cette expression pour désigner ce qui empêche cette femme (et son entourage) de mener une existence normale. On parle de crises nerveuses, sans se risquer à développer. Certains de ses proches disent qu'elle ne tourne pas rond, son ex-époux ira jusqu'à la traiter de cinglée, mais l'ignorance et le silence qui entourent le mal dont elle est affligée précipiteront sa « faillite mentale ». J'emprunte volontairement ces mots à Thiéfaine, et je pourrais en trouver d'autres dans son œuvre : « nuit carcérale » me semble parfaitement adapté aussi. Quel enfer fait-on subir aux autres quand on souffre de ces troubles ? Quel enfer subit-on soi-même ? Ces questions ne sont jamais posées directement par Richard Russo, mais elles traversent tout le livre, elles en imprègnent la substance. En tant que lecteur, on peut parfois être oppressé par la vitesse à laquelle s'enchaînent les situations, mais quelque chose - un mystère, sans doute - nous amène à concevoir, au fil des pages, une certaine affection pour cette femme. Peut-être, tout simplement, sent-on que les paradoxes et les démons contre lesquels elle se démène sont ceux qui nous taraudent, à une moindre échelle. Ou qu'il s'en faudrait de peu pour qu'ils n'aillent occuper toute la place dans notre cortex.
Cette femme, Jean, force l'admiration. Elle nous donne à voir la perpétuelle lutte qu'elle mène contre elle-même. Et cela prend parfois des allures de torture, aussi bien pour elle que pour son entourage. On a du mal à la suivre, et on la suit quand même, comme le fait son fils. Pour sûr, en écrivant ce livre, l'idée de se poser en héros d'un quotidien lourd à porter ne l'a pas effleuré, il s'agit plutôt de poser à terre un bagage pesant, de s'en délivrer. Et d'explorer les liens opaques qui peuvent unir un fils à sa mère. Après tout, se demande-t-il, l'écriture, par ce qu'elle a de douloureusement obsessionnel, ne révèle-t-elle pas un dérèglement intérieur ? N'est-elle pas une façon de sublimer une multitude de tourments qui, si l'on n'y prenait garde, pourraient anéantir notre raison ?