Coquelicot et autres mots que j'aime, un livre d'Anne Sylvestre
1998 (je crois). Anne Sylvestre passe à l'Arsenal de Metz. Je ne connais la chanteuse qu'à travers le sillon qu'ont creusé, dans mon enfance, ses inimitables Fabulettes. Le soir du concert de l'Arsenal, j'apprends qu'elle chante également pour les adultes. Allez, j'y vais, juste pour voir. Je ressors subjuguée, et c'est le début d'un long compagnonnage. Anne Sylvestre raconte les amours cabossées, les histoires où l'on occupe piteusement la seconde zone, les mélancolies qui traînent çà et là sur nos dimanches. Elle crie la nécessité d'écrire pour ne pas mourir. Parfois, elle s'engouffre dans un registre plus léger, à la faveur duquel on découvre ses savoureuses mimiques. Je pense à Lettre ouverte à Élise ou à La reine du créneau.
En se promenant ainsi dans son répertoire, on devinait bien que la chanteuse aimait les mots. Elle prenait plaisir, à n'en pas douter, à les faire fondre sous la langue, comme d'autres font crépiter goulûment le vin sous leur palais. Goûteuse de mots, notre Anne. Œnologue d'un genre un peu particulier, familière des grands crus. C'est, en tout cas, l'impression que me laisse la lecture de Coquelicot et autres mots que j'aime. Il est question, dans ces pages, des mots qui bercent son imaginaire et de ceux qu'elle associe à des souvenirs plus ou moins doux. Certains lui inspirent une véritable tendresse. Prenez le verbe « rafistoler », par exemple. Il n'est pas de ceux que l'on croise chez les aristos, il est plutôt à ranger dans la catégorie des roturiers. Fin comme du gros sel et pourtant de taille à accomplir de petits miracles quand il s'agit de « raccorder un bout de truc à un morceau de machin ». Peut-être même qu'on aurait tout intérêt à lui confier son cœur en détresse, des fois que, hein, allez savoir !
« Mais bon » a fière allure aussi, tiens. « C'est une sorte d'expression que l'on emploie sans y penser, comme une simple ponctuation », et qui se révèle capable d'exprimer toutes sortes de sentiments (allant de la résignation à l'optimisme).
Quant à « pourtant », c'est le roi du paradoxe. Il peut dire tantôt l'écroulement imprévu (« Vous avez raté votre gâteau, il est immangeable, pourtant vous y aviez mis tous les ingrédients requis par la recette »), tantôt la bonne surprise inattendue, qui vient se poser délicatement, telle une cerise exquise, sur ledit gâteau. Exemple : « Pourtant vous ne l'attendiez plus, il est là ».
Qu'est-ce qui fait la singularité d'un mot ? Ses sonorités, l'assemblage de ses syllabes, le lien que l'on a tissé avec lui au fil du temps ? Un peu tout cela, et plus encore. Parfois, c'est aussi l'univers auquel il renvoie qui nous amène à le chérir plus qu'un autre : quand on aime écrire et lire, « cahier » et « livre » deviennent des Pégase aux ailes d'argent. Et j'apprends avec une pointe de tristesse qu'Anne Sylvestre aimait à s'entourer d'une foule de petits carnets et qu'elle en avait tellement qu'elle doutait de pouvoir les remplir avant sa mort... Comme on aimerait, pourtant, qu'ils débordent tous, jusqu'en leurs marges, de ces mots qu'elle maniait si bien ! Comme on aimerait que quelque part, dans le tiroir d'une vieille commode, on retrouve un jour plusieurs manuscrits qui deviendraient, sur les rayonnages de notre bibliothèque, les frères de ce croquignolet Coquelicot !