Nous sommes au regret de..., un livre de Dino Buzzati
Si j'ai lu Le Désert des Tartares, de Dino Buzzati, c'est grâce à Jacques Brel. C'était un de ses livres favoris. D'ailleurs, le Zangra de sa chanson ne ressemble-t-il pas étrangement au Drogo du Désert des Tartares ? Une même attente enfièvre les deux hommes. Elle ne sera jamais comblée. Drogo (tout comme Zangra), c'est ce lieutenant qui espère la bataille qui viendra le justifier, rien que ça. Cette bataille semble cent fois sur le point d'advenir ; cent fois, elle est remise à plus tard, et même à trop tard. Elle arrive le jour où le vieux Drogo, à bout de forces, ne peut plus en être. Comme Zangra, Drogo ne sera pas héros. Le destin de ces soldats que la gloire ignore, n'est-ce pas un peu le nôtre ? Nos vies n'ont-elles pas toutes, à l'heure des grands bilans, un goût d'inachevé ? N'aurons-nous pas, au bout du compte, attendu quelque chose qui était destiné à ne pas se produire ? Ce sont là les questions que suscite ce grand roman de Buzzati.
Nous sommes au regret de... est un peu dans la même veine. C'est-à-dire que la condition humaine n'apparaît pas, ici non plus, sous un jour très favorable ! Nous sommes au regret de… est une succession de récits relativement courts. On y rencontre souvent des êtres perdus. On a l'impression qu'ils sont emprisonnés, les yeux bandés, et qu'ils tournent en rond dans un labyrinthe dépourvu de toute issue. Parfois, ils courent pour tenter d'échapper à quelque chose qui les pourchasse. En vain. Ce quelque chose finit toujours par les rattraper. À plusieurs reprises, il est ainsi question d'un homme qui sent une présence mystérieuse à ses trousses. Il fait tout pour se soustraire à sa filature. C'est elle qui aura le dessus. On se retrouve parachuté dans des administrations kafkaïennes, en compagnie d'étranges personnages dont la survie est assujettie à la délivrance de tel ou tel formulaire, introuvable bien entendu ! On croise en pagaille des destins qui vont se jouer sous nos yeux, et un signal nous avertit : les choses vont tourner au vinaigre, cela se sent dès les premières lignes. On voudrait venir en aide à ces « paumés du petit matin » que le soir ne trouvera guère plus vaillants, mais ils sont tous invariablement condamnés par plus fort que nous. Ici, un prince meurt de ne plus se savoir attendu dans la ville qu'il a quittée des années auparavant. Là, un homme sacrifie tout au rêve de sa vie, et cela lui sera fatal...
Certes, les livres de Buzzati ne sont pas des plus joyeux, mais ils ne sont pas non plus tout à fait désespérants. Ils n'occultent pas, loin de là, le côté tragique de l'existence, on peut même dire qu'ils l'explorent sous toutes les coutures. Mais il y a cette ironie mordante, mais il y a cet humour léger, tous deux propres à Buzzati, qui nous sauvent à chaque fois, in extremis, de l'enfer...