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  • Modiano, encore et toujours...

    Silhouettes vaporeuses tournant au coin d'une rue pour ne plus réapparaître, ou alors des années plus tard, nimbées d'un mystère qui se sera encore épaissi. Personnages louches, égarés dans un destin qui les gêne aux entournures, sans qu'on sache réellement pourquoi. Tous ces individus finissent par composer une obsédante galerie de portraits qui semblent tour à tour vouloir nous happer dans leur monde ou implorer notre aide afin que nous les en fassions sortir.

    Un livre de Modiano ne laisse pas indemne. De la première à la dernière ligne, le souffle haletant du narrateur nous accompagne, on suit ce même narrateur dans ses pérégrinations souvent affolées. Une inquiétude se met à sourdre en nous. Ces êtres qui viennent à notre rencontre, n'ont-ils pas un cadavre dans le placard, un mort ou deux sur la conscience, un passé qu'il vaudrait mieux envoyer d'un coup de talon sous le tapis du salon ?

    Le jeune Modiano (Patoche) côtoya plus souvent qu'à son tour des hommes et des femmes faits de ce bois qui semble devoir s'effriter sous les doigts à peine l'a-t-on effleuré. Ce compagnonnage pas de son âge le marqua sans doute à jamais. Toute son œuvre m'apparaît comme l'ultime refuge de cette faune bigarrée toujours en cavale qui garde inlassablement un œil rivé sur un même chambranle de porte au cas où il faudrait déguerpir dare-dare sans se louper.

    Ici, pas de môme kaléidoscope à la Thiéfaine, et pourtant des analogies me paraissent évidentes entre la Sainte Vierge des Paumés et certaines femmes rencontrées dans les livres de Modiano...

    C'est étrange, tout de même, ces personnages qui se dérobent sans cesse à nous, qui paraissent, à longueur de pages, n'avoir qu'une faible consistance, et dont le souvenir nous traque pourtant des jours et des jours après qu'on a refermé le livre. C'est curieux, la force avec laquelle ce Paris disparu dont nous parle Modiano ressurgit soudain de la couche d'oubli sous laquelle il n'était que provisoirement enfoui. C'est toute la puissance d'une écriture armée pourtant de peu d'artifices, qui crée une ambiance avec trois fois rien de moyens.

    Les thèmes chers à Modiano me parlent beaucoup car ils font écho à des préoccupations qui me tarabustent régulièrement. Il y a aussi, comme chez Thomas Bernhard, de l'obsessionnel là-dedans. Voici, en substance, quelques interrogations de Modiano (si je l'ai bien compris en le lisant) : que peut-on sauver d'une vie dont l'empreinte menace d'être effacée ? Que recouvrent les noms mystérieux que l'on trouve dans les vieux annuaires, quelle réalité, quels démons s'attachent à eux ? Quels huis clos se jouent dans certains appartements qui donnent sur les grands boulevards parisiens ? Comment se faire l'humble dépositaire d'un passé qui n'est plus ?

    Si l'on élargit la perspective, la question principale qui se pose alors est la suivante : quelles traces l'homme laisse-t-il de son passage ici-bas ? Vaste champ d'investigation...

  • Thomas Bernhard, le bougon attachant

    Qu'on se le dise : l'écrivain autrichien Thomas Bernhard n'a jamais décoléré. Il me semble, pour ce que j'en connais, que son œuvre forme un seul et même brûlot. Jusqu'à maintenant, j'ai lu essentiellement les récits autobiographiques que nous a laissés cet auteur trop tôt disparu. Ma découverte remonte à septembre 2019. Là, claque phénoménale, impression d'avoir à rattraper des décennies de négligence. Comment, alors que la littérature germanophone me passionne, ai-je pu passer à côté d'un tel monument ? La faute à pas de chance, déjà : à la fac, jamais on ne m'a fait étudier l'enragé ! Quand j'habitais en Allemagne, j'ai bien tenté, par moi-même, de me plonger dans deux de ses livres. Peine perdue. Je me sentis vite piégée par les longues phrases de l'auteur. À peine en commençais-je une que je me demandais où elle allait finir, et plus d'une fois je fus découragée par l'écheveau kilométrique auquel se cognaient mes neurones. Je fis un essai, puis encore un autre, et décidai finalement que Bernhard n'était pas pour moi. Quand l'heure d'une rencontre n'a pas sonné, inutile d'insister. Pendant des années, les deux livres de Thomas Bernhard que j'avais en ma possession affichèrent une scandaleuse inutilité sur les rayons d'une bibliothèque pleine à craquer. De temps à autre, je regardais les deux bouquins, comme ça, en passant, en me disant surtout que tant pis...

    Septembre 2019 : Livre sur la Place, Nancy. L'auteure Sarah Chiche évoque son admiration pour l'œuvre de Thomas Bernhard. Et là, sursaut de mauvaise conscience : bon sang, qu'ai-je fait durant toutes ces années ? Pourquoi ai-je relégué les deux ouvrages au dortoir ? Ni une, ni deux, je décide d'en entamer un. Je commence par Der Atem. Eine Entscheidung. Une révélation. Les immenses plages de phrases où le souffle se perd se mettent à me parler, miraculeusement. Je ne veux pas en perdre une miette. Dieu sait si une subordonnée, en allemand, ça peut être complexe, avec son verbe, noyau d'or du message, trônant tel un roi en fin de phrase. C'est qu'il se fait prier, le coquin, pour délivrer son secret. Un moment d'inattention et c'est foutu, il faut relire l'ensemble … qui, chez Bernhard, démarre environ trente lignes plus haut ! Qu'à cela ne tienne : je m'obstine. Je sens qu'il y a là des trésors qui sont faits pour moi, maintenant, tout de suite, urgemment. Une pensée riche et dense s'offre à ma frénésie : celle d'un écrivain ayant navigué en dehors de toutes les normes. Je constate également (cela saute aux yeux, en fait) que cette pensée fonctionne par longs ressassements, d'où les dédales et les méandres. Ainsi que les détours ... qui nous ramènent toujours au même endroit : là où demeurent tapies les obsessions de l'écrivain. Et elles sont légion. Ce n'est pas Die Ursache. Eine Andeutung, que je viens de refermer, qui me convaincra du contraire. Le livre s'ouvre, comme souvent avec Bernhard, sur un pavé dans la mare : là, il dézingue Salzbourg la trop altière sur le sol de laquelle pousse la mort (Todesboden revient plusieurs fois sous la plume de notre énervé). Cette ville renferme selon lui ce que l'Autriche a de plus étriqué. On comprendra aisément pourquoi Bernhard ne fut pas toujours - c'est le moins que l'on puisse dire à propos de cet anticlérical féroce - en odeur de sainteté dans son pays. Plus loin, il est question de l'école et des internats où fermentent les corps adolescents. Et de cette tristesse que l'on trimbale, fardeau sur les épaules, quand il s'agit de retourner à une besogne que l'on accomplit sans entrain (en l'occurrence celle d'écolier).

    Tout cela n'est pas très joyeux. Il faut dire que Thomas Bernhard ne fut pas un enfant heureux. Il ne trouvait sa place nulle part, ni dans sa famille (la mystérieuse disparition de son père jeta à jamais une ombre sur sa vie), ni dans le monde, à la fois trop vaste et trop étroit. C'était un insubordonné de naissance, qui ne tolérait aucun carcan. Il me semble qu'il s'est employé, de la première à la dernière ligne de son œuvre, à démonter tous les asservissements, de quelque nature qu'ils fussent. Thomas Bernhard ou le REFUS sous toutes ses formes !